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SCÈNES DE LA VIE MEXICAINE.

lui donnât l’absolution. Aujourd’hui, bien que le caractère religieux de cette foire se soit en partie effacé, on voit encore plusieurs fois par jour des malheureux acheter ainsi le pardon des crimes dont ils sont souillés. Cette pénitence doit, comme on le comprend sans peine, rendre à la longue la conscience aussi calleuse que les genoux. Cela n’empêche pas la population mexicaine de témoigner un vif intérêt à ceux qui se l’imposent, et d’étendre sur le passage des pénitens des tapis, des manteaux et des sarapes.

Comment, à la longue, le pèlerinage de San-Juan se transforma en foire, c’est ce qu’il est facile d’expliquer. Les marchands ne tardèrent pas à venir exploiter les pénitens dont le nombre était grand ; les joueurs vinrent exploiter les marchands ; les pauvres Indiens vinrent faire bénir à San-Juan leurs poules, leurs ânes et leurs chiens. Les voleurs vinrent mettre à contribution à leur tour les pénitens, les marchands, les joueurs, les Indiens, et une nuée de courtisanes s’abattit comme des sauterelles dévorantes sur cette mêlée de dupes et de fripons. Telle fut l’origine de la foire actuelle. C’est parmi ce ramassis de gens sans aveu, de filles perdues, de joueurs, de voleurs, que se débattent des affaires immenses, et tel est le danger permanent de ce rassemblement, que les négocians ne traitent, littéralement parlant, que le pistolet ou le sabre d’une main et la marchandise de l’autre. Les environs de la ville, battus en tous sens par des hordes errantes de rateros[1] et de salteadores, n’offrent pas plus de sécurité que l’intérieur ; malheur aux petits marchands, aux pèlerins isolés que leur mauvaise étoile livre sans armes à ces chacals affamés ! Le soir, quand l’oracion a sonné, on barricade soigneusement les boutiques, et, tandis que les marchands calculent leur recette, la ville reste livrée aux joueurs, aux courtisanes et aux voleurs que, dans ce pays fanatique, le sacrilège même n’arrête pas.

Telle était la ville où une singulière mésaventure survenue à mon compagnon de voyage allait me forcer de prolonger mon séjour. J’ai dit que le Parisien, après avoir long-temps mené par goût la vie du marchand nomade, était devenu le chargé d’affaires d’une grande maison de commerce. Malheureusement M. D… n’avait pas encore eu le temps de se familiariser avec son nouveau rôle, et il apportait avec lui à San-Juan une cargaison de menues marchandises dont il espérait se défaire avantageusement. Il n’avait jamais visité certains états du Mexique où, malgré les efforts de la diplomatie européenne, la vente en détail est interdite aux étrangers ; il ignorait qu’à San-Juan cette loi vexatoire fût en vigueur. Agissant en conséquence, il eut bientôt placé à très bon prix une partie de ses marchandises de détail. Quand il me fit part du résultat de ses premières opérations, je l’avertis du danger qu’il

  1. Voleurs en petit, voleurs à pied, l’opposé de salteadores.