Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 17.djvu/278

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

été censuré, moi aussi, chaque fois que j’ai mis en péril mon vaisseau ou ma flotte, il y a long-temps que je serais hors de la marine, au lieu d’être dans la chambre des pairs. » Voilà par quels moyens Nelson forma des capitaines qui pussent seconder son audace. Il leur apprit, et par son exemple, et par ses leçons, et par ce zèle sympathique peu d’honorables infortunes, à considérer la conservation du navire comme un soin secondaire, l’accomplissement des ordres reçus comme l’étude principale. Il sut leur inspirer (et il y mit tous ses soins) cette féconde confiance qui l’animait lui-même, quand il faisait devant Gênes, en 1795, cette concluante réponse au général Beaulieu : « Ne craignez rien pour mon escadre. Si elle se perd, notre amiral saura bien en trouver une autre pour la remplacer. »

Au milieu du tourbillon de la guerre, les gouvernemens sont plus disposés à subir de pareils sacrifices : ils s’en irritent dans des temps plus réguliers. Il faut cependant prévoir et accepter quelquefois ces inévitables accidens, si l’on a l’ambition de former une marine active, qui n’ait point à se défaire, en des occurrences plus pressantes, des allures trop timides qu’elle aurait contractées sous un régime de responsabilité exagérée[1]. Ce que Nelson a tenté avec ses vaisseaux pendant cette carrière si bien remplie, ce qu’il leur a fait courir de risques et de périls pendant cette odyssée aventureuse, frappera d’étonnement tous les hommes de mer. Sans parler de cette baie d’Aboukir dans laquelle il lança son escadre, au coucher du soleil, sur la foi d’un mauvais croquis trouvé à bord d’un bâtiment de commerce français ; sans rappeler sa périlleuse campagne de la Baltique, quel est l’officier qui n’admirera cette dernière croisière dans la Méditerranée, pendant laquelle il

  1. On a souvent fait grand bruit, en France, de la perte de quelques navires de guerre, quand on aurait dû s’étonner plutôt que, sur tant de bâtimens consacrés aux navigations les plus délicates et les plus périlleuses, on n’en perdit point un plus grand nombre. Pour les navires destinés aux voyages de long cours, nos armateurs, comme l’a fort bien fait observer M. le baron Tupinier, ont à payer une prime d’assurance annuelle qui s’élève en moyenne à 10 pour cent de la valeur du navire. Bien que la marine royale ait, sans contredit, de plus grands risques à courir que la marine du commerce, l’évaluation des pertes annuelles qu’elle éprouve, ou, en d’autres termes, la prime d’assurance qu’elle doit se payer à elle-même pour ne point voir dépérir son matériel, ne dépasse pas deux et demi pour cent de la valeur des bâtimens armés. L’habileté et la circonspection de nos officiers ont donc réduit des trois quarts les chances de pertes auxquelles doit se soumettre quiconque aventure une partie de sa fortune sur les flots. D’ailleurs, hâtons-nous de le dire, on se livrerait moins facilement à de cruelles et injustes déclamations contre des accidens inévitables, si du sein de la marine même on n’en donnait trop souvent le signal. Qu’il nous soit donc permis de recommander aux méditations de ceux d’entre nous qui seraient tentés de manquer de générosité envers un camarade malheureux ces lignes mémorables que traçait l’amiral Villeneuve après l’insuccès de sa campagne aux Antilles : « Les marins de Paris et des départemens seront bien indignes et bien fous s’ils me jettent la pierre. Ils auront préparé eux-mêmes la condamnation qui les frappera plus tard. »