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Manche qu’une force manœuvrante moins exposée qu’une armée navale à des séparations ou à des retards presque inévitables.

Tout semblait présager le succès de cette entreprise, quand la mort de l’amiral Latouche vint obliger l’empereur à en ajourner l’exécution. Latouche-Tréville mourut à bord du vaisseau le Bucentaure le 20 août 1804. Un jeune officier-général formé dans la campagne de 1795 à l’école de l’amiral Martin, le contre-amiral Dumanoir, commandait en sous-ordre à Toulon. A l’âge de trente-quatre ans, il se vit appelé par ce triste événement à remplacer provisoirement le premier officier de notre marine. L’ame de Latouche-Tréville animait encore son escadre, et, grace à cette influence, Dumanoir put porter sans fléchir le fardeau de son héritage. L’empereur cependant voulait une main plus sûre pour ce grand commandement. Le vice-amiral Villeneuve, signalé par la belle défense de Malte, dont il venait de partager les dangers avec le général Vaubois, lui fut désigné par l’amiral Decrès. Villeneuve avait contre lui le fâcheux souvenir d’Aboukir, mais l’empereur voyait cette affaire sous un jour favorable. Moins frappé de l’inaction de l’arrière-garde pendant le combat que du succès de sa retraite, il louait l’amiral Villeneuve d’avoir ainsi sauvé les seuls vaisseaux français qui eussent échappé au désastre, et croyait reconnaître à ce signe l’officier plus habile et surtout l’officier plus heureux que ses compagnons d’armes. Quand le choix de l’empereur s’arrêta sur cet amiral, il semble que ce soit moins à ses hautes vertus militaires qu’à sa prétendue fortune qu’il ait accordé sa confiance[1]. Villeneuve, dans la force de l’âge (car il n’avait alors que quarante-deux ans), possédait en effet de précieuses qualités, mais non point les qualités qu’eût exigées la mission dont on voulait l’investir. Il était brave, instruit, fait pour honorer une marine qui, comme la marine anglaise, n’aurait eu qu’à combattre : son tempérament mélancolique et doux, son humeur chagrine et modeste, convenaient mal au jeu plus ambitieux que méditait l’empereur[2].

Quand Villeneuve, le 6 novembre 1804, arbora son pavillon sur le Bucentaure, une cérémonie imposante se préparait à Toulon. Cette ville

  1. Singulière faiblesse d’un si grand esprit ! La correspondance de Villeneuve avec l’amiral Decrès paraît cependant en contenir la preuve. « Vous voyez, écrivait Villeneuve arrivé aux Antilles et encouragé par ses premiers succès, vous voyez que l’empereur n’a point eu tort de compter sur ma bonne fortune. »
  2. Personne n’a mieux rendu la dignité grave et triste de cette physionomie devenue historique, que le vice-amiral Collingwood, dont Villeneuve fut pendant plusieurs jours le compagnon et le prisonnier après le combat de Trafalgar. « L’amiral Villeneuve (écrivait Collingwood le 12 décembre 1805) est un homme parfaitement bien élevé, et, je le crois aussi, un excellent officier. Rien en lui ne rappelle ces allures blessantes et ce ton fanfaron que nous attribuons trop souvent peut-être à ses compatriotes. »