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SCÈNES DE LA VIE MEXICAINE.

gravité d’allures qui caractérise son espèce, il paraissait se demander s’il nous attaquerait ou s’il lèverait le siége, bien que le claquement presque convulsif des mâchoires décelât chez lui les tourmens de la faim. De notre côté, nous restions sur la défensive et dans une indécision à laquelle l’attaque ou la fuite de l’animal devait seule mettre un terme. Pendant ces quelques minutes, remplies par une pénible attente, notre nouvel hôte, un peu plus rassuré, se hasarda à nous apprendre le but de son voyage nocturne. Forcé de se rendre cette nuit même à une lieue au-delà de Tubac pour y rejoindre une conduite d’argent, il avait été poursuivi avec acharnement depuis plus de deux heures par l’ours que nous avions devant nous. Son cheval, forcé de galoper avec un sac d’or attaché à la selle, allait peut-être tomber de fatigue, quand les lueurs de notre bivouac lui étaient apparues comme un phare de salut. On n’aura aucune peine à croire que nous écoutâmes ce récit d’une oreille fort distraite. L’ours ne cessait de faire entendre de sourdes aspirations, il humait l’air aux quatre points cardinaux ; puis il s’interrompait pour arracher avec ses griffes, dont il semblait essayer la force, de larges plaques de gazon. La position devenait critique ; les dogues effrayés étaient revenus se coucher près de leurs maîtres avec des hurlemens d’angoisse. Le proscrit commença à manifester une violente impatience, comme si chaque moment qui s’écoulait fût un siècle de vie pour lui. Il allait et venait, l’épée à la main, comme le matador dans l’arène.

— Eh quoi ! seigneurs, disait-il, des hommes de cœur resteront-ils ainsi à la merci d’un animal immonde ? Faites feu sur lui, et moi je me charge de l’achever.

Les deux chasseurs de bisons parurent se consulter.

— Au fait, dit l’un d’eux nous avons quatre coups à tirer contre lui, et, comme le dit ce cavalier, cinq hommes ne doivent pas rester ainsi immobiles devant une bête quelque féroce qu’elle soit.

— Patience ! lui répondit son compagnon, laissez-moi d’abord essayer un moyen plus pacifique, et, si ce moyen ne réussit pas, alors nous attaquerons l’ours en nous remettant à la grace de Dieu ! C’est l’odeur du bison fraîchement écorché qui retient ici cette bête affamée. Eh bien ! que deux d’entre nous tiennent l’ours en respect, pendant que les trois autres traîneront loin du feu le cadavre du bison. L’ours pourra ainsi se jeter sur la proie qu’il convoite, et nous serons délivrés de notre ennemi.

L’expédient du chasseur de bisons fut adopté à l’unanimité, et nous nous séparâmes en deux camps. Les deux chasseurs passèrent autour du bison écorché le lazo au voyageur, qui en attacha l’autre extrémité au pommeau de sa selle, et la lourde masse ne tarda pas à glisser sur l’herbe en y traçant un large sillon. Le proscrit et moi étions restés à