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première création dramatique de M. Ponsard. Tous ceux qui sont assez lettrés pour vivre familièrement dans le commerce des historiens latins, tous ceux qui peuvent lire Tite-Live sans le secours plus ou moins perfide des traducteurs, savent à quoi s’en tenir sur la valeur de cette admiration. Ils n’ignorent pas que les quatre derniers chapitres du premier livre de Tite-Live sont plus vivans, plus animés, plus dramatiques, dans l’acception la plus élevée du mot, que la tragédie de M. Ponsard. Ils n’ignorent pas que le poète salué, il y a trois ans, comme le régénérateur de la scène française, est demeuré bien loin de l’historien romain, que Tite-Live, malgré sa passion bien connue pour l’amplification, a trouvé pour raconter la mort de Lucrèce des accens pathétiques, émouvans, une rapidité, une simplicité de parole que le poète n’a pas réussi à faire passer dans ses vers. Parlerai-je de la couleur antique dont les admirateurs de M. Ponsard ont fait tant de bruit ? Sans avoir pâli sur les légendes romaines, sans avoir pris parti pour Niebuhr contre Tite-Live, ou pour Tite-Live contre Niebuhr, il est permis d’affirmer que l’unité de couleur manque généralement dans la première tragédie de M. Ponsard. Il arrive trop souvent au poète de confondre la Rome des Tarquins avec la Rome républicaine ou impériale. Cette erreur, quoique certaine, a passé presque inaperçue ; faut-il nous en étonner ? Aujourd’hui l’étude des langues modernes jouit dans le monde d’une popularité souveraine. L’étude de l’antiquité est trop négligée pour qu’il soit permis d’attendre de la foule un jugement clairvoyant dans ces questions délicates. Reste l’opinion des hommes compétens, qui ne pouvaient hésiter à se prononcer. L’imitation ingénieuse d’André Chénier, de Shakespeare et de Tite-Live n’a pu faire illusion qu’aux yeux mal exercés. Quant aux hommes familiarisés depuis long-temps avec l’antiquité aussi bien qu’avec la littérature moderne, ils n’ont pu être abusés un seul instant. Tout en reconnaissant dans M. Ponsard un habile écrivain, ils n ont pas consenti à le placer au premier rang. Il y a trois ans, la critique devait protester contre l’engouement de la foule ; aujourd’hui elle doit protester contre la réaction qui veut mettre en lambeaux et fouler aux pieds le nom de M. Ponsard. L’auteur de Lucrèce, nous le reconnaissons, ne méritait pas tous les éloges qu’il a recueillis ; mais l’auteur d’Agnès de Méranie ne mérite pas non plus tous les reproches qui lui sont adressés. Si la renommée qu’on lui a faite ne reposait pas sur de solides fondemens, la sévérité avec laquelle on le juge maintenant ne saurait non plus s’appeler justice. Quels que soient les défauts de son œuvre nouvelle, et ils sont nombreux, je suis pourtant forcé de protester contre la réaction qui se produit sous nos yeux. J’ai retrouvé dans Agnès de Méranie tout le talent qui distingue Lucrèce, la même élégance, la même simplicité, la même sobriété d’expression ; si ces qualités n’éclatent pas dans toutes les scènes d’Agnès