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SCÈNES DE LA VIE MEXICAINE.

comparus devant le juge criminel. – Vous vous prétendez innocent, me dit-il, mon cher ami ? mais vous pensez bien que je ne m’en rapporterai que médiocrement à votre parole. – Je vis où le juge prévaricateur voulait en venir. – Avez-vous, continua-t-il, des témoins à décharge ? – Je calculai rapidement le peu de ressources qui me restaient, et je répondis : J’ai mille témoins que je rassemblerai prêts à déposer en ma faveur. – C’est quelque chose, dit le juge ; mais la famille du sénateur a deux mille témoins contre vous ; vous voyez que la partie n’est pas égale. – Je compris que j’étais perdu, et je courbai la tête devant l’arrêt qui me condamna, en n’appelant de cet arrêt qu’à mois seul et à Dieu.

L’inconnu garda quelques instans le silence en creusant le sol de son couteau. Une contradiction évidente m’avait frappé dans son récit.

— Ne m’avez-vous pas dit, lui demandai-je, que vous étiez seul quand vous aviez rencontré le sénateur assassiné ? comment donc vous trouviez-vous à même de fournir mille témoins ?

L’étranger sourit de ma naïveté.

— Ne savez-vous pas que, pour la justice de notre pays, mille témoins sont mille piastres, et que la somme que j’offrais ne pouvait contrebalancer les sacrifices d’une famille puissante qui achetait argent comptant la conscience de mon juge ? À défaut d’argent, il me fallut dès-lors user d’adresse. Je m’échappai de prison, et depuis ce temps, traqué par la justice, poursuivi d’état en état par des ordres sans cesse renouvelés d’extradition, je suis arrivé dans ces déserts, ne respirant que la vengeance. Dans ces déserts je me suis fait des partisans, et si j’ai bien pris mes mesures, peut-être le temps n’est-il pas loin où, des bords de l’Océan Atlantique jusqu’à ceux de l’Océan Pacifique, cette justice vénale à son tour tremblera devant moi !

Les aboiemens des dogues interrompirent en ce moment le narrateur. Nous prêtâmes l’oreille, un bruit de pas retentissait dans les hautes herbes. Les dogues venaient de se précipiter furieux à travers la savane, et bientôt nous entendîmes ces mots proférés d’une voix lamentable :

— Jésus-Maria ! vais-je être dévoré par des chiens, quand j’échappe à peine à la griffe des ours ?

— Pied à terre ! pied à terre ! ou vous êtes un homme perdu, cria l’un des chasseurs qui rappelait en vain ses deux chiens, sourds à sa voix ; mais les chiens dépassèrent le nouveau venu sans faire attention à lui, et aboyèrent avec fureur, à quelques pas plus loin. Pendant ce temps, le cavalier dont nous venions d’entendre les cris de détresse avait pu se rapprocher de nous, et bientôt nous vîmes descendre de cheval, près de notre foyer, un homme pâle et tremblant qui promenait autour de lui des regards craintifs en murmurant des pate-