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Ce fut ainsi que je passai en silence de longues soirées auprès d’elle. Je prenais un livre par contenance. Chaque jour, en l’abordant, je lui disais quelques paroles de pitié et de dévouement. Elle me répondait par un regard qui me disait merci ; puis nous demeurions sans parler. J’attendais qu’une occasion se présentât pour essayer d’échanger avec elle quelques pensées ; mais ma gaucherie et mon respect pour son malheur ne savaient pas la faire naître ou la laissaient passer. Je m’accoutumais peu à peu à cette absence de tout discours, à ce recueillement, et puis, qu’aurais-je dit ? L’important était qu’elle sût qu’elle n’était pas absolument seule dans ce monde, et, tout obscur que fût l’appui qui lui restait, c’était quelqu’un enfin. Je n’allais la voir que pour lui dire par ma présence : « Je suis là. »

Ce fut une étrange phase de ma vie ; elle eut une grande influence sur le reste de ma destinée. Si je n’avais pas témoigné tant de regrets de voir disparaître la maison blanche, je passerais rapidement à la conclusion de ce récit ; mais vous avez voulu savoir pourquoi cette maison était pour moi un lieu consacré, il faut donc que je vous dise ce que j’ai pensé, ce que j’ai senti sous son humble toit. Pardonnez-moi, mesdames, quelques paroles sérieuses. Cela ne va pas mal à la jeunesse d’être un peu attristée ; elle a tant de temps devant elle pour rire et pour oublier !

Fils d’un paysan enrichi, j’avais été envoyé à Paris pour achever mes études. Pendant les quatre années passées dans cette grande ville, j’avais conservé la gaucherie de mes manières, la simplicité de mon langage ; mais j’avais rapidement perdu la naïveté de mes sentimens. Je revins dans ces montagnes presque savant, mais presque incrédule à tout ce qui fait qu’on vit paisible sous un toit de chaume auprès de sa femme et de ses enfans, sans détourner les yeux des croix du cimetière que l’on voit du seuil de sa demeure.

Quand Eva Meredith était heureuse, son bonheur m’avait déjà donné d’utiles leçons. « Ils m’ont trompé là-bas, » me disais-je ; il y a des cœurs vrais, il y a des ames innocentes comme des ames d’enfans. Le plaisir d’un instant n’est pas tout dans la vie. Il existe des sentimens qui ne finissent pas avec la fin de l’année. On peut s’aimer long-temps, toujours peut-être.

En contemplant l’amour de William et d’Eva, j’avais retrouvé ma simple nature du paysan d’autrefois. Je me prenais à rêver une femme vertueuse, candide, assidue à l’ouvrage, embellissant mon logis par ses soins et son bon ordre. Je me voyais fier de la douce sévérité de ses traits, révélant à tout venant l’épouse fidèle et même un peu austère. Certes, ce n’étaient pas là mes rêves de Paris au sortir d’une joyeuse soirée passée avec mes camarades ! Un malheur horrible tomba comme la foudre sur Eva Meredith. Cette fois, je compris moins vite l’enseignement que chaque jour renouvelait pour moi.