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juger par l’usage qu’elles en font) avoir été prématurée. Le canton de Vaud offre une preuve affligeante et claire de cette infériorité.

La moralité politique s’est montrée singulièrement avancée dans la presque totalité des cantons. En dépit de l’affluence d’aventuriers étrangers, dont quelques-uns sont animés d’un fanatisme terroriste, les populations suisses ont témoigné assez uniformément une aversion honorable pour les meurtres juridiques, les proscriptions en masse et les confiscations. Les excitations les plus perfides n’ont pu faire entrer encore ces multitudes souveraines dans la voie des spoliations ; elles répugnent au pillage plus encore qu’à l’effusion du sang. Partout où l’on a manqué aux lois fondamentales de l’humanité et de la justice, la faute en a été non point au peuple lui-même, dont le tort principal consistait à ne pas s’y opposer, mais à quelques chefs de faction soudainement promus aux dignités et devenus maîtres de l’action publique.

Quant aux qualités sociales qui préparent la ruine ou garantissent la conservation des états, c’est dans les cantons catholiques, et surtout dans ceux qui forment aujourd’hui la ligue de Lucerne, qu’elles se sont manifestées avec le plus d’éclat. Là vivent encore le respect et l’obéissance ; on y reconnaît des autorités qui n’ont pas de commettans, des lois qui ne sauraient être abrogées au gré de ceux qu’elles doivent régir. Au contraire, dans les cantons protestans où, depuis 1831, la tourmente révolutionnaire s’est déchaînée, elle n’a guère laissé après elle que désunion, indiscipline, fluctuations douloureuses, alternatives stériles d’exaltation et d’abattement.

La distinction entre les classes de la société est plus tranchée en Suisse qu’en France, en Italie et peut-être même en Angleterre ; elle se maintient avec une rigidité traditionnelle dans les républiques où prévalut, de 1530 à 1798, l’ascendant des patriciens. Maintenant c’est au détriment exclusif de ceux-ci que survit une séparation, fondée, non plus sur des règles positives, mais sur des souvenirs ou plutôt sur des ressentimens. L’ostracisme qui pèse, d’une extrémité du territoire à l’autre, sur les familles dans lesquelles l’exercice du commandement et la tradition des affaires s’étaient long-temps concentrés, est non-seulement contraire à l’équité naturelle, mais encore souverainement préjudiciable au pays ; il lui fait subir une sorte de décapitation intellectuelle et morale : nulle part les possesseurs de biens considérables, les hommes dont l’ambition naturelle, comme l’occupation ordinaire, est de servir l’état, les héritiers enfin de noms qui imposent envers la patrie des obligations spéciales transmises avec le sang ; nulle part ces hommes n’ont été systématiquement tenus en dehors des affaires, sans que, suivant l’expression énergique du plus illustre publiciste des temps