Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 17.djvu/1027

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il fût dangereux de laisser ces grands enfans de la Croatie jouer à leur aise à la nationalité.

Aussi bien les Illyriens avaient pris cœur à ce jeu-là, et il eût déjà été fort difficile de leur prouver qu’ils en avaient assez fait. Leurs moyens matériels n’égalaient pas ceux des Magyars ; ils n’étaient pas, comme eux, au centre du gouvernement ; ils n’avaient pas, comme eux, la haute influence sur l’administration ; ils ne disposaient pas de leurs immenses ressources pécuniaires. Cependant ils leur faisaient une rude guerre et répondaient à toutes leurs prétentions par des prétentions de même nature. Ainsi, tandis que les uns fondaient à Pesth une littérature nationale, un théâtre national, une académie et d’autres sociétés nationales ; tandis que, dans la diète de Presbourg, ils voulaient contraindre les députés de la Croatie et de la Slavonie à parler le magyar, les autres fondaient aussi leur littérature, leur théâtre, leurs sociétés littéraires, et persistaient à conserver le latin comme langue politique dans la diète de Presbourg, la congrégation et les comitats[1]. Les Magyars avaient, il est vrai, trouvé quelques alliés en Croatie, et surtout dans le comitat d’Agram : c’étaient le comte de Turopolie et ses paysans gentilshommes ; mais en revanche les Illyriens avaient trouvé des défenseurs non moins hardis et beaucoup plus éclairés sur le territoire hongrois, à Pesth même, parmi les Slaves serbes, et surtout dans les comitats du nord, chez les nombreuses populations slovaques des Carpathes. Il n’y avait de journaux magyares que dans la Hongrie proprement dite ; il y eut des journaux illyriens non-seulement à Agram, mais à Laybach en Carniole, à Zara en Dalmatie, à Pesth, et une feuille slovaque publiée à Presbourg adopta l’intérêt illyrien comme un intérêt fraternel. Voilà comment les Illyriens jouaient à la nationalité.

Cela était sans aucun doute une cause de désappointement pour les Magyars, et les Croates ne manquaient pas de s’en prévaloir auprès du gouvernement autrichien. On voit assez combien la Hongrie s’affaiblissait par cette lutte des Magyars et des Slaves. Au lieu de présenter une masse compacte d’environ douze millions d’hommes animés d’un même esprit, elle offrait seulement une population de quatre millions de Magyars prêts à en venir aux mains avec toutes les autres races ou tribus du royaume. L’Autriche ne pouvait pas désirer mieux et ne demandait pas davantage. Mais comment se faire illusion plus long-temps sur la vraie tendance de cette agitation des Slaves méridionaux ? Comment ne pas voir qu’en la favorisant on créait pour l’empire un danger beaucoup plus redoutable que toute l’ambition magyare ? Les Magyars,

  1. La diète de 1843, à la suite d’une discussion des plus orageuses, a résolu que les députés croates devraient parler le magyar après six ans révolus, et que le latin ne serait plus toléré. Ainsi l’époque fixée se présentera dans trois ans. La question est de savoir si les croates se soumettront.