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ou des membres du comitat qui tiennent pour l’illyrisme. En peu d’instans, la salle fut remplie de personnages fort affairés, les uns dans le costume de ville, les autres le sabre au côté, une toque rouge sur la tête et le manteau de même couleur brodé d’hermine sur l’épaule gauche. Ces derniers déjeunèrent à la hâte, parlant très vivement et lançant autour d’eux des regards dont l’expression menaçante s’adressait évidemment à des absens. Quelques-uns argumentaient en illyrien, d’autres répondaient en allemand, d’autres encore interrompaient en latin, et souvent tel qui commençait une phrase en illyrien la continuait en latin et l’achevait en allemand. Ces trois idiomes sont familiers à chacun, et l’on se sert indifféremment de celui dont le mot vient le plus vite, surtout dans les discussions de politique et de science, parce que les termes techniques se trouvent plutôt en latin et en allemand qu’en illyrien.

Je ne tardai pas à comprendre qu’il s’agissait des Magyars. Voluerunt nos magyarisare, c’étaient les paroles qui revenaient à tout propos dans le débat, et on ne les prononçait qu’avec un sourire de pitié ou un geste de colère. La plupart de ceux qui étaient armés sortirent ensemble et se répandirent sur la place, parmi des groupes qui commençaient à se former et au milieu desquels je remarquai plusieurs prêtres. J’ignorais l’objet immédiat de ces vives préoccupations. Le journal allemand d’Agram (Agramer Zeitung) me fournit à ce sujet des renseignemens de date toute récente. La grande affaire du jour, la cause de tout ce déploiement d’activité, c’était la question des Turopoliens. Mais qu’étaient eux-mêmes les Turopoliens, et quels griefs pouvait-on alléguer contre eux ? Voici ce que j’appris sur l’heure.

Les Turopoliens n’étaient ni plus ni moins que des Magyars et des aristocrates, ou plutôt des renégats et des magyaromanes, c’est-à-dire des Illyriens de nationalité et d’origine, qui défendaient en Croatie les intérêts des Hongrois magyars. Ils formaient plusieurs centaines de gentilshommes campagnards, tous dévoués, corps et ame, au comte suzerain du district de Turopolie[1], et, quand ils venaient voter avec lui dans les assemblées de comitat, ils emportaient d’assaut la majorité. Ces procédés avaient même causé souvent de sanglantes prises d’armes. Aux élections précédentes, le ban ou vice-roi (c’est du moins ce qu’on lui reprochait) avait ordonné à la force armée d’intervenir, et un grand nombre d’Illyriens avaient péri dans cette lutte malheureuse. Ainsi une poignée de paysans habilement dirigés mettaient aux mains des

  1. Le district de Turopolie, situé à peu de distance d’Agram, se compose de plusieurs villages placés sous la juridiction d’un comte, et ne possède pas moins de cinq cents familles nobles, quoique très pauvres, dont les titres remontent aux premiers temps de l’annexion au royaume de Hongrie. Le comte de Turopolie est de droit membre de la seconde chambre (Staende-Tafel) dans la diète de Presbourg.