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de gêne. C’est à Agram que je me rendais. Cette ville n’est point le centre de l’Illyrie nouvelle, elle n’en est point la cité la plus populeuse ; mais, voisine de l’Allemagne, placée d’ailleurs sous la protection du régime constitutionnel, ayant, quatre fois l’an, des assemblées publiques comme chef-lieu d’un comitat hongrois, une sorte de diète générale comme chef-lieu du royaume de Croatie et de Slavonie, mêlée enfin par mille intérêts au mouvement social et politique de la Hongrie, elle est beaucoup mieux située qu’aucune ville serbe ou bulgare pour agiter les questions ardues de l’illyrisme. Belgrade, peu éloignée pourtant de la frontière slavone et fréquentée par les Allemands de la Hongrie, n’est point une ville littéraire, bien qu’on y imprime un journal et quelques livres. Les Serbes se sentent plus à l’aise à cheval qu’à l’école, ou, pour mieux dire, les écoles sont chez eux une institution à peine naissante, et le nombre de ceux qui savent lire, même dans les plus hautes fonctions, ne laisse pas d’être restreint. Si les Serbes ont leurs municipalités, leurs assemblées générales et un sénat sous un prince électif, les lumières leur manquent pour servir par la propagande une cause dans laquelle l’érudition a un rôle à jouer et prend beaucoup de place. Encore moins peut-on attendre ce concours efficace de la Bulgarie, province infortunée, soumise à toutes les rigueurs de l’administration turque, gouvernée par des pachas ignorans, dépourvue de tout centre d’activité et livrée aux intrigues d’un clergé composé en grande partie d’aventuriers grecs qui viennent y chercher fortune. Enfin la Bosnie et le Monténégro, à moitié barbares, ne sont guère occupés que de pillage. C’est donc en d’autres lieux que se débat la question illyrienne : c’est seulement dans la Croatie hongroise, loin de la surveillance de la police autrichienne, que l’illyrisme peut discuter, librement ses intérêts, à la faveur de cette constitution presque anarchique que les royaumes unis de Hongrie, de Croatie et de Slavonie ont sauvée du naufrage de leur indépendance.

Je traversai lentement la Carinthie et la Carniole, prêtant une oreille attentive aux premiers sons de la langue illyrienne, mêlée encore, en ces deux provinces, aux sons moins harmonieux de la langue germanique. Les populations avaient changé, et, sous la race des maîtres du pays, je reconnaissais, déjà plus nombreux et plus vifs, les vrais enfans de la race illyrienne. Ici, c’était un paysan revenant de la ville sur son chariot, au grand galop de ses chevaux ; plus loin, de jeunes montagnards, pieds nus et les cheveux flottans, descendaient au pas de course une cime escarpée, rivalisant de vitesse et de témérité. Cette vivacité, cette gaieté bruyante et impétueuse, me frappèrent encore davantage, sitôt que j’eus passé la ligne de douanes qui sépare les provinces autrichiennes de la Croatie et de la Hongrie. D’où venait cet air de contentement, cette joie plus expansive et plus ouverte ? Ce n’était pas de l’aisance, qui, loin d’être en progrès, avait diminué dans une proportion