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pointe de la garrocha s’enfonça à la jointure de l’épaule, et le bras vigoureux de Cayetano le contint en arrêt ; mais, au moment où il jetait autour de lui un regard de triomphe, la garrocha se brisa dans sa main, et il ne put, dans le premier moment de surprise, éviter le choc du taureau. Cayetano porta vivement la main à sa cuisse, et quelques gouttes de sang vinrent rougir ses calzoneras de toile blanche. Un juron arraché par l’humiliation plutôt que par la douleur s’échappa de sa bouche, puis il demanda une nouvelle garrocha, tandis qu’il gagnait l’extrémité opposée de la lice.

Quelques minutes se passèrent avant qu’il pût être obéi ; enfin il vint de nouveau se mettre en face du taureau. Cependant une hésitation singulière se trahissait dans son maintien ; je savais Cayetano trop brave pour attribuer son émotion à la crainte : je l’avais vu calme et froid dans des circonstances plus critiques. Bientôt, à cette hésitation succéda un air d’abattement plus inexplicable encore, car son sang ne coulait pas. Enfin, au moment où il levait machinalement une seconde fois la garrocha à la hauteur du poitrail du taureau, son cheval effrayé se cabra, recula, et, sans chercher à s’y opposer, Cayetano se laissa, à la surprise générale, entraîner hors de l’arène. Des cris, des sifflets, des huées, accueillirent la fuite du toréador, qui, insensible à ces outrages, s’éloignait en chancelant sur sa selle comme un homme ivre, et la figure couverte d’une pâleur mortelle.

— Le chapelain ! le chapelain ! crièrent quelques voix d’un ton ironique, voilà un chrétien en danger de mort. Et les sifflets poursuivirent de nouveau le majordome, objet d’une haine unanime. Cependant le chapelain, qui avait pris au spectacle un vif intérêt, paraissait se soucier assez peu d’abandonner sa place sur l’estrade. Il hésitait à prendre au sérieux cet appel à ses fonctions ; mais, sur un signe de don Ramon, il monta à cheval en maugréant et suivit le fugitif.

Profitant du tumulte et de l’issue qu’on lui laissait ouverte, le taureau s’était élancé dans la direction de la forêt sans qu’on songeât à l’en empêcher. Ce dénouement ne faisait que médiocrement le compte des vaqueros, qui fondaient sur la course du taureau l’espoir d’un amusement plus prolongé. A défaut de la course, ils se livrèrent à mille prouesses équestres qui m’eussent vivement intéressé, si ma pensée ne se fût reportée involontairement vers le héros de cette journée. En ce moment, Benito expiait peut-être un triomphe passager par une mort cruelle, loin de tout secours humain. Une angoisse bien autrement profonde était empreinte sur le visage de la fille de l’hacendero. En vain son père l’engageait à quitter l’estrade, puisque tout était fini : ses regards restaient fixés vers l’horizon, tandis que sa main froissait convulsivement les fleurs des sumacs. Le soleil montait lentement et commençait à embraser la campagne sans qu’aucun