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nous rencontrons tout à coup un troisième mouvement dont la date est certaine : c’est le fameux réponse Libera, qui fait partie des prières de l’absoute. Ce réponse est de Maurice de Sully, évêque de Paris, qui le fit chanter dans son église en 1196. Or, ce réponse a précédé le Dies irae, puisque cette prose est la dernière pièce qui soit entrée dans la liturgie de l’office des morts. Si, d’un autre côté, nous observons que le Dies irae est une séquence, que ce genre d’hymnes, déjà fort amélioré aux Xie et XIIe siècles, fut porté à sa perfection vers le commencement du XIIIe, nous rapporterons à cette dernière époque l’apparition du Dies irae, qui, avec le Lauda Sion, son contemporain peut être regardé comme le modèle le plus accompli de cette sorte de poésie liturgique[1].

Maintenant, plus d’essais, plus de tâtonnemens. Le Dies irae, long-temps ébauché, a enfin trouvé sa forme. Le moule est coulé, il est indélébile. Les strophes en jaillissent brûlantes, emportées par leur rhythme ternaire et roulant sur leurs rimes uniformes. Le Dies irae est consacré.

Sans doute, entre les traditions relatives à l’origine du Dies irae, nous aimerions voir triompher celle qui l’attribue à ce moine espagnol condamné par l’inquisition, et suivant laquelle la victime aurait, pour ainsi dire, improvisé ce chant lugubre en face du bûcher. Cela serait poétique et beau. Malheureusement cette hypothèse ; si séduisante pour l’imagination, tombe devant la raison et les faits. Qui ne sent que le Dies irae, compose dans une semblable situation, aurait certainement été le résultat de l’inspiration du moment, une œuvre originale, conçue d’un seul jet ? Nous voyons, au contraire, qu’il a plusieurs antécédens dans la liturgie. Il est donc inutile de chercher l’auteur de cette prose. L’histoire du Dies irae est celle de presque toutes les créations de ce que nous avons appelé l’art social. Comme l’art social est le fruit lent et graduellement élaboré des inspirations d’une époque, il parcourt une série de phases diverses avant d’arriver a son complet développement. L’art individuel est libre, varié, spontané dans ses productions comme dans ses allures, et, tandis qu’il exprime ce qui caractérise l’originalité de l’artiste dans le milieu d’idées qui l’entoure, l’art social subordonne la pensée de l’individu à la pensée de tous. Aussi les monumens de l’art du moyen-âge, du plain-chant et de l’architecture gothique, sont-ils presque toujours polyonymes, quand ils ne sont pas anonymes. Ceux qui régularisèrent le plain-chant, comme ceux qui arrêtèrent les formes de l’architecture gothique, firent absolument abstraction de l’idée d’art. Saint Grégoire-le-Grand se défendait, à propos d’un livre, et avec une sorte de dédain, d’avoir voulu s’astreindre aux règles de la rhétorique, à plus forte raison eût-il manifesté une susceptibilité analogue pour ce qui regardait le chant d’église. Eusèbe, dans la description qu’il nous a laissée de la basilique de Tyr, élevée vers l’an 315 par Paulin, évêque de cette ville, touche à peine à quelques détails architectoniques, pour insister longuement sur les mystères exprimées dans les formes de la construction du temple. Le plain-chant et l’architecture gothique ce deux arts sociaux par excellence, furent même l’objet d’une législation, et l’auteur des Institutions liturgiques a fait preuve d’une rare intelligence du génie de l’époque en rapprochant, dans un parallèle historique, ces deux grandes manifestations de la pensée chrétienne.

  1. Institutions liturgiques, par D. Prosper Guéranger, abbé de Solesmes. T. Ier.