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REVUE. — CHRONIQUE.

devient plus que jamais solidaire de toute la politique moscovite, la Prusse achève de perdre la popularité qu’elle avait conquise en 1840 ; c’est tout-à-fait un succès russe, atteint, sans coup férir, par une diplomatie sans égale. Disons-le, d’autre part, c’est un succès qui n’aura point de lendemain, le jour où les puissances de l’Occident s’accorderont pour mettre la Russie au défit de lui en donner un.


MUSIQUE SACREE.
Requiem héroïque de M. Zimmerman

Cette prose terrible et touchante que l’église entonne aux heures ou elle porte le deuil de ses enfans, cette poésie qui tantôt éclate en formidables images, tantôt en sanglots déchirans, ce chant lugubre, ce Dies irae, monument de la loi qui a éclairé le monde depuis dix-huit siècles, nul ne sait dire quel en est l’auteur ni le moment précis où il a vu le jour. Il est bien vrai qu’il existe aujourd’hui des chants que toute oreille a entendus, que toute bouche a répétés, et dont les auteurs sont restés ignorés ; il est bien vrai aussi que chaque cité renferme un de ces merveilleux édifices, demeure du Seigneur et maison de tous, sur les murs duquel chaque siècle a marqué son âge, chaque fait sa date, chaque révolution sa cicatrice, mais la pierre où l’on pourrait lire la signature de l’ouvrier, cette pierre, nul ne la voit : elle est enfouie ou absente. C’est là le propre de ce qu’on pourrait appeler l’art social : l’homme s’y abrite derrière la société, ce qu’il crée n’est pas son œuvre, mais celle de la croyance qu’il professe. Il n’en retire pas même le bénéfice de vivre dans la postérité. L’art individuel est plus avisé ; c’est pour lui-même qu’il travaille : il se nomme.

Le Dies irae a-t-il été, comme quelques-uns le prétendent, composé par un moine espagnol durant la nuit qui précéda son supplice, ordonné par l’inquisition ? Faut-il l’attribuer à Thomas de Cellano, qui, vers 1250, fut de l’ordre des frères mineurs, ou, suivant l’opinion d’autres religieux du même ordre, à Bonaventure ou Mathieu d’Aquasporta, mort cardinal en 1302 ? Faut-il dire, avec quelques savans dominicains, qu’il est de Humbert, général de l’ordre, mort en 1277, ou bien, avec d’autres dominicains, qu’il est dû à leur frère Latinus Frangipani, surnommé de Urfiniis, mort aussi cardinal en 1294 ? Soutiendra-t-on, avec les augustins, qu’il est d’Auguste Bugellénis ? Enfin, les assertions du cardinal Bona, n’essaiera-t-on pas d’en rapporter l’honneur, ainsi qu’on l’a déjà fait, à saint Grégoire-le-Grand ou à saint Bernard ?

L’incertitude qui règne relativement à l’origine du Dies irae est on ne peut mieux démontrée par la diversité de ces prétentions. Il est une supposition qui tout à la fois, nous le croyons du moins, expliquera cette incertitude, et changera complètement la nature de la question. Le Dies Irae, loin d’être l’œuvre d’un homme isolé, ne serait-il pas en réalité une œuvre préparée de loin en quelque