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secouant sa crinière emmêlée et que la rage hérissait, le fougueux animal fit entendre un hennissement terrible, et bondit successivement, en se tordant sur lui-même, vers les quatre points cardinaux, comme pour flairer le vent. Benito, sans paraître ébranlé de ces mouvemens impétueux, se tenait encore sur la défensive, repoussant violemment du pied les dents aiguës qui cherchaient à déchirer ses jambes. Trompé dans son espoir, l’Endemoniado s’enleva brusquement sur ses jarrets. En vain les éperons, qui frappaient ses aines, lui arrachèrent un rugissement : le cheval, au lieu de retomber sur ses jambes, s’abattit violemment sur le dos. Tous les spectateurs poussèrent un cri ; mais le pommeau seul de la selle avait heurté le sol avec un retentissement lugubre, en meurtrissant le garrot de l’animal. Benito, prévoyant le choc, avait rapidement sauté à terre. Bientôt, au milieu d’un nuage de poussière, les spectateurs émerveillés virent le dompteur de chevaux se remettre rapidement en selle, contre toutes les règles de l’équitation, du côté hors montoir, à l’instant où le cheval étonné se relevait en poussant de nouveaux hennissemens. A son tour, le vaquero paraissait ivre de fureur. Pour la première fois de sa vie, il avait vidé les arçons. Impatient de venger son affront, ses jambes ne cessèrent de serrer les flancs du cheval que pour tracer jusque sous son ventre les sillons sanglans de ses éperons ; ses bras ne lâchèrent le caveçon de crin que pour faire pleuvoir, drus comme la grêle, les coups de la cravache plombée sur la peau meurtrie de l’Endemoniado. Cependant l’avantage n’était encore ni d’un côté ni de l’autre, et, après quelques minutes de cette lutte acharnée, les deux antagonistes restèrent un instant immobiles. Des applaudissemens retentirent de toutes parts, et certes, pour mériter l’admiration de ces centaures, il fallait avoir accompli plus qu’il n’est donné à l’homme d’accomplir. Soit que le vaquero fût un de ceux que le danger ou les applaudissemens enivrent, soit qu’il se crût capable de faire plus encore, il profita de cette trêve pour tirer un couteau effilé passé dans la jarretière de sa botte.

— Holà ! s’écria don Ramon, spectateur moins impassible d’une lutte où il s’agissait, selon toute apparence, de la vie d’un cheval ; le drôle va-t-il égorger l’Endemoniado ?

Un éclair d’indignation jaillit des noires prunelles de Maria-Antonia à la supposition qu’un homme qu’elle avait distingué pût être un lâche, puis un superbe sourire d’orgueil vint éclairer ses traits à la vue de Benito, qui, dans un accès de témérité folle, enivré sans doute par la présence de l’objet aimé, coupait le caveçon du cheval, et se mettait ainsi sans bride, sans point d’appui, à la discrétion d’un animal indomptable. Débarrassé de l’étreinte du bozal qui comprimait ses naseaux, l’Endemoniado aspira bruyamment l’air des forêts, fit onduler, en secouant la tête, les flots de sa crinière dorée, et s’élança dans la direction