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l’indépendance qu’elle assure ; on y trouverait plutôt les qualités un peu étroites et en même temps les sujétions de l’économie bourgeoise ; on y trouverait aussi, sans trop chercher, une espèce de morgue froide, demi-bureaucratique et demi-pédante, qui a fini par s’infiltrer à travers presque toutes les couches de la population. Les Berlinois sont, dit-on, les Anglais de l’Allemagne, des Anglais pauvres, ergoteurs et persifleurs, une hiérarchie de petites aristocraties gouvernées. Berlin est, si j’ose ainsi m’exprimer, une capitale parvenue ; elle prend d’autant plus au sérieux, avec raison du reste, sont nouvel état de cité reine et son chiffre de quatre cent mille ames[1], qu’elle peut encore parfaitement se rappeler ses récentes et modestes origines. On n’en rougit pas, le progrès est trop beau ; mais on est vif sur le point d’honneur, et l’on tient à paraître digne de sa fortune en affectant toujours de la consistance et de l’autorité. D’avoir contre soi toutes ces vertus entêtées et même assez sournoises, lorsqu’on est un gouvernement paternel, ce n’est pas chose bien sûre, tel était pourtant l’antagonisme que les piétistes victorieux à la cour rencontraient à tout moment, comme à tout endroit ; dans la ville. Libéraux, par éducation, quand ils ne le seraient point par fierté, remplis des glorieux souvenirs de la belle époque philosophique d’avant 1830, les Berlinois repoussent de toutes leurs forces ce joug doucereux auquel on voudrait plier la pensée sous air de sauver le trône. Ils peuvent varier en matière d’opinions politiques, poursuivre souvent dans ce chapitre-là une originalité moins fondée que prétentieuse : en face du piétisme, en haine de ces ambitions dévotes qui, pour peu qu’on les laissât faire, mettraient le pouvoir dans la sacristie, lorsque la loi nationale met l’église dans l’état, il se lèvera toujours à Berlin une immense majorité, compacte et résolue.

Les fonctionnaires eux-mêmes, obligés à tant de ménagemens et se retranchant si volontiers dans l’isolement de leurs bureaux, répugnent à subir ces influences souterraines. Les lumières politiques leur manquent plus souvent que cette lumière morale, avec laquelle d’honnêtes gens éclairent, pour les éviter, ces mauvais sentiers où les vertus privées finissent par, périr avec les vertus publiques. Il y a des exceptions sans doute : pays essentiellement administratif, la Prusse a, bien entendu, les maladies administratives, greffés, comme partout sur les maladies humaines ; elle aussi, malgré la sévérité souvent peu intelligente de ses règlemens, elle compte des dévorés de parvenir ; mais le corps est bon. La bureaucratie prussienne a été trop vantée pour son indépendance, pour son respect de la légalité, pour son aptitude pratique, pour la réalité

  1. Il n’y en a guère que 350,000 ; mais le roi, réprimandant le magistrat l’année dernière, parlait de près de 400,000. Berlin, en 1851, ne comptait encore que 6,500 habitans.