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quelques renseignemens que son ignorance, suite inévitable de sa vie isolée, lui rendait précieux. Ayant ainsi satisfait sa curiosité, je crus pouvoir le questionner à mon tour. Je tenais à savoir si c’était bien Cayetano que j’avais rencontré près de la porte de l’hacienda ; mais le nom du contrebandier paraissait inconnu à mon hôte ainsi qu’à tous ses commensaux.

Quand les nombreux convives eurent satisfait leur appétit, un des serviteurs se leva et apporta deux énormes verres de la capacité de plusieurs litres, comme ceux des temps antiques ; chaque convive se désaltéra l’un après l’autre dans ces verres qu’on fit circuler, puis la séance fut levée, et on alla se préparer aux fatigues du lendemain, car don Ramon m’avait annoncé pour le jour suivant un des herraderos[1] annuels. C’était en l’honneur de cette fête qu’un grand souper avait eu lieu contrairement à l’usage, qui ne compose ce repas du soir que d’une lasse de chocolat ; cette circonstance m’expliqua l’absence des maîtresses de la maison.

En prononçant au souper le nom de Cayetano, j’avais surpris dans les yeux de Benito une expression de sombre défiance ; je n’avais point alors cru devoir réitérer mes questions, espérant que bientôt l’occasion s’offrirait d’éclaircir mes doutes. Mon espoir ne fut pas trompé. Au moment où je sortais de la salle à manger, je fus accosté à la porte par mon nouvel ami Juan, ou Martingale, pour adopter le sobriquet que lui avaient donné ses compagnons, et qu’il justifiait si bien.

— Benito, me dit-il, a deviné que vous vouliez parler à don Ramon de l’homme à la cicatrice.

— Comment Benito le connaît-il ? demandai-je à Juan.

— Cela ne me regarde pas ; mais seriez-vous par hasard l’ami de Cayetano ?

— Non, je ne suis pas l’ami de cet homme.

— Tant mieux ! Alors vous êtes peut-être son ennemi ?

— Pas davantage.

— Tant mieux, reprit encore Juan.

— Il paraît donc, répliquai-je impatienté de ces questions, que j’ai des actions de grâces à rendre au hasard qui fait que je ne suis ni l’ami ni l’ennemi de Cayetano.

— Qui sait ? reprit Martingale d’un air mystérieux. Certaines gens, quand ils haïssent bien un homme, voient de mauvais œil non-seulement ses amis, mais ses ennemis ; la haine, comme l’amour, a sa jalousie. Du reste, c’est dans votre intérêt que je vous dis cela ; vous êtes ici étranger, seul, et je verrais avec peine qu’il vous arrivât malheur.

  1. On désigne ainsi les jours consacrés chaque année à compter et à marquer le bétail.