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il suffisait de s’élever au vent de quelques encablures. Les vaisseaux de Villeneuve avaient deux grosses ancres à la mer, mais ils pouvaient couper leurs câbles à huit heures, à dix heures du soir[1], pour aller dégager l’avant-garde, aussi bien que le lendemain à onze heures du matin, pour éviter de partager son sort. Si d’ailleurs les moyens de mouiller de nouveau leur eussent alors manqué, ce qu’il est difficile de croire, ils étaient libres de combattre sous voiles ou d’aborder quelque vaisseau ennemi : tout était préférable à cette inaction désastreuse. Sans doute, l’obscurité était profonde, le désordre général, les circonstances pleines d’émotion ; les signaux de l’amiral pouvaient être mal compris, incomplètement obéis peut-être : pourquoi donc des embarcations n’eussent-elles point porté d’un vaisseau à l’autre les ordres de Villeneuve, porté même à bord de l’Heureux, du Mercure, du Timoléon, du Généreux, des officiers chargés d’en presser l’exécution ? Le contre-amiral Decrès, les capitaines de l’escadre légère, les canots des frégates, ne pouvaient être mieux employés qu’à surveiller et favoriser cet appreillage, car cet appareillage sauvait notre armée. Immobile et résigné, Villeneuve attendit des ordres que Brueys entouré n’était déjà plus en état de donner. Il passa ainsi la nuit à échanger quelques boulets douteux avec les vaisseaux anglais, et, chose étrange pour un homme de ce courage éprouvé, il quitta le champ de bataille, emmenant son vaisseau presque intact du milieu de ses compagnons mutilés[2].

Ainsi, une fois encore, mais non la dernière fois, aussi nombreux que nos ennemis sur le champ de bataille, nous les avions combattus avec des forces inférieures. Un jour devait venir où, comme le comte de Grasse, comme Blanquet-Duchayla[3], Villeneuve se plaindrait à

  1. S’il faut en croire les procès-verbaux déposés aux archives de la marine, le Guerrier amena à neuf heures trois quarts, le Conquérant à neuf heures, le Spartiate entre onze heures et minuit, l’Aquilon de neuf heures vingt-cinq minutes à neuf heures trente minutes, le Franklin à minuit ; le Peuple Souverain sortit de la ligne à huit heures et demie, combattit jusqu’à dix heures un quart, cessa complètement son feu à onze. L’Orient sauta à dix heures cinq minutes. A neuf heures, suivant le rapport du contre-amiral Blanquet-Duchayla, la plupart de ces vaisseaux avaient déjà ralenti leur feu.
  2. Nous extrayons le passage suivant d’une lettre particulière adressée par Regnauld de Saint-Jean d’Angely, commissaire du gouvernement français pour les îles de Malte et de Goze, au citoyen Buffault, à Marseille : « Je dois vous dire qu’un mystère impénétrable couvre encore pourquoi la cause de ce désastre. Le vaisseau le Guillaume-Tell, la Diane et la Justice, ont leurs voiles sans trous ni pièces, leurs haubans ne sont pas coupés, leurs manœuvres sont entières. Ils ont seulement quelques coups de canon dans le corps du vaisseau. » (Malte 29 août 1798). — Archives du ministère de la marine.
  3. Dans une lettre fort curieuse adressée au contre-amiral Blanquet-Duchayla, et qui fait partie des documens conservés dans les archives de la marine, l’amiral Villeneuve a exposé les motifs qui le portèrent à ne point appareiller avec l’arrière-garde ; mais pour apprécier cette justification, dont nous citerons les passages les plus saillans, il ne faut pas perdre de vue que l’amiral Brueys, une fois engagé, c’est-à-dire une heure avant