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reconnus ; mais l’un d’eux est à perte de vue en arrière[1], et deux autres, détachés devant le port d’Alexandrie[2] ne pourront avoir rejoint la flotte avant huit ou neuf heures du soir. Il semble impossible que, dans de pareilles circonstances, l’armée française ait à redouter un engagement immédiat. C’est ainsi que chacun raisonne, et cette incertitude contribue à jeter le trouble dans nos préparatifs de défense. L’amiral a prescrit les dispositions nécessaires pour rectifier la ligne mal formée et pour en assurer l’embossage. Privés de leurs chaloupes, attendant d’un instant à l’autre des signaux contraires, nos vaisseaux n’exécutent point ces ordres ou ne les exécutent qu’à demi[3]. Au milieu de cette confusion l’escadre anglaise s’avance, sous toutes voiles et ne révèle dans sa manœuvre aucune hésitation. « On avait cru imposer à l’ennemi, écrivait Villeneuve au ministre de la marine après ce malheureux combat ; mais il ne s’y est pas mépris : nous voir et nous attaquer a été l’affaire d’un moment. »

Favorisé par une, belle brise de nord-ouest, ’Nelson est déjà à l’entrée de la baie. Un de nos bricks est alors détaché vers lui pour l’induire en erreur et l’attirer sur le banc qui prolonge au loin la pointe extérieure de la petite île d’Aboukir. L’escadre anglaise a deviné le piége[4]. Le commandant du Goliath, le capitaine Foley, a pris la tête de la ligne. On aperçoit ses sondeurs, qui, placés dans les porte-haubans du vaisseau, interrogent incessamment le fond et signalent l’approche du danger. Le Goliath s’éloigne du banc et arrondit cette pointe perfide sur laquelle le Culloden doit s’échouer. L’île d’Aboukir est doublée, l’escadre anglaise est dans la baie. Brueys, en ce moment, signale à nos vaisseaux d’ouvrir le feu dès que l’ennemi sera à portée. Nelson, de son côté, ordonne aux siens de mouiller une ancre de l’arrière et d’engager ainsi notre escadre bord à bord. Par cette disposition, mieux embossés que notre escadre, conservant un hunier amené pour rectifier au besoin leur position, les vaisseaux anglais doivent faire un meilleur usage de leur artillerie et prendre aisément les batteries de nos bâtimens en écharpe. Nelson permet que ses vaisseaux s’avancent à l’ennemi

  1. Le Culloden, à sept milles en arrière, remorquant un brick français chargé de vins qu’il avait capturé deux jours auparavant dans le port de Coron.
  2. L’Alexander et le Swiftsure à neuf milles dans le sud.
  3. Rapport de l’amiral Blanquet-Duchayla. L’original de ce rapport n’existe point aux archives de la marine ; mais une traduction de cette pièce importante, trouvée dans les papiers de Nelson, a été publiée, dans le troisième volume de sa correspondance.
  4. Ce fut en ce moment qu’un bateau arabe, malgré les efforts que fit le brick français pour l’arrêter, accosta le Vanguard qui avait mis en panne pour l’attendre. Ce bateau portait-il des pilotes à l’escadre anglaise ? On le crut généralement à bord de nos bâtimens. Nelson cependant, après avoir communiqué avec cette embarcation, se borna à signaler à ses vaisseaux de continuer leur route. Le seul secours qu’il reçut probablement de cette rencontre inespérée fut d’apprendre d’une façon certaine qu’il n’existait aucun obstacle entre lui et la flotte française.