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lenteur calculée à la conquête de l’Égypte, Nelson, en moins de quatre jours, était parvenu à mettre son vaisseau en état reprendre la mer. Il avait remplacé son mât de misaine par un grand mât de hune par dessus lequel il avait poussé un mât de perroquet, et, ainsi gréé, il faisait route, non pour Gibraltar ou tout autre port anglais, mais vers une côte ennemie où il devait s’attendre à rencontrer une escadre de 13 vaisseaux de ligne. « Si le Vanguard eût été en Angleterre, écrivait-il à sa femme, il eût fallu, après un pareil événement, des mois entiers pour le renvoyer à la mer. Ici mes opérations n’en ont été retardées que de quatre jours. » Le 27 mai, en effet, au moment où la flotte française attendait sur la côte orientale de la Corse le convoi de Cività-Vecchia, Nelson appareillait de San-Pietro, et le 31, grace à cette activité admirable, principe et gage de tant de merveilleux succès, il se retrouvait, encore devant Toulon. Il y apprit le départ de la flotte française, mais il lui fût impossible de se procurer aucune information sur la destination de cette flotte et sur la route qu’elle avait prise. Du reste, le coup de vent qui avait éloigné Nelson des côtes de Provence, bien qu’il en eût réparé si rapidement les terribles conséquences, ne fut pas moins pour lui un accident très fâcheux ; car il le sépara de ses frégates et le laissa, même quand il eut été rallié par d’imports renforts, sans moyens d’éclairer sa route[1]. Nelson soutint noblement ce choc imprévu et l’accepta comme un salutaire avertissement du ciel, comme un châtiment mérité de son orgueil. « Du moins, ce châtiment, écrivait-il au comte de Saint-Vincent, mes amis me rendront la.justice que j’ai su le supporter comme un homme. »


« Je ne dois pas, écrivait-il aussi à sa femme à la même époque, considérer ce qui vient d’arriver au Vanguard comme un simple accident, car je crois fermement que c’est la bonté divine qui a voulu mettre un frein à ma folle vanité. Je devrai, je l’espère, à cette leçon d’être un meilleur officier, et je sens qu’elle a déjà fait de moi un meilleur homme. Je baise avec humilité la verge qui m’a frappé. Figurez-vous, le dimanche soir, au coucher du soleil, un homme présomptueux se promenant dans sa chambre, entouré d’une escadre qui, les yeux sur son chef, ne comptait que sur lui pour marcher à la gloire ; ce chef, plein de confiance en son escadre et convaincu qu’il n’y avait point en France de si fiers vaisseaux qu’à nombre égal ils ne dussent baisser pavillon devant les siens : figurez-vous maintenant ce même homme si vain, si orgueilleux, quand le soleil se leva le lundi matin, avec un vaisseau démâté, une flotte dispersée,

  1. Les frégates de Nelson auraient dû l’attendre au rendez-vous qu’il leur avait assigné en cas de séparation, mais le capitaine Hope, qui les commandait, ayant été témoin du démâtage du Vanguard, ne douta point que ce vaisseau n’eût fait route pour quelque arsenal anglais, et, pensant qu’il était inutile de l’attendre sur une côte ennemie, il abandonna le rendez-vous indiqué par Nelson pour courir à sa recherche. « Je croyais, s’écria Nelson quand il fut informé de cette circonstance, que le capitaine Hope connaissait mieux son amiral ! »