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sur l’attrait de ces entreprises pour éloigner d’eux les mauvaises pensées et les retenir dans le devoir. « J’aime mieux, disait-il, perdre cinquante hommes par le feu de l’ennemi que d’être obligé d’en pendre un seul. » Il aimait d’ailleurs sincèrement ces braves gens dont il appréciait le courage, comme l’empereur aimait ses soldats, comme tout homme digne de commander aux autres doit aimer ses frères d’armes et ses instrumens de gloire. Ses grognards, à lui, étaient ces vieux Agamemnons[1], dont quelques-uns regardent peut-être encore couler la Tamise à Greenwich, et qui, au mois de juin 1800, voyant leur amiral s’apprêter à quitter le Foudroyant sans eux, adressaient à l’infidèle ces affectueux reproches :

« Milord, nous avons été avec vous dans tous vos combats et de terre et de mer. Nous sommes l’équipage de votre canot et vous avons suivi déjà sur plus d’un navire. Puisque vous rentrez en Angleterre, permettez-nous d’y rentrer avec vous, et veuillez excuser ce style un peu rude : c’est celui de marins qui ne savent guère écrire, mais qui n’en sont pas moins vos fidèles et obéissants serviteurs[2]. »

Il y a quelque chose de consolant à penser que la discipline n’est point toujours obligée de revêtir des formes acerbes et dures : aussi n’est-ce point sans un secret plaisir qu’on retrouve chez le compagnon et l’émule de Nelson, chez l’honnête et le noble Collingwood, la même bienveillance jointe à la même énergie, le don de se faire aimer uni encore une fois au talent de se faire obéir. Dans un temps où il y avait à peine un matelot anglais qui ne portât sur ses épaules le stigmate du fouet aux neuf lanières, ces deux amiraux illustres témoignaient une égale aversion pour les châtimens corporels. Tous deux, adorés de leurs équipages et de leurs officiers, vivaient en parfaite confiance au sein de cette grande famille militaire, sans éprouver la crainte de voir leur autorité

  1. All old Agamemnons.
  2. Un des plus sages règlemens de la marine anglaise est, sans contredit, celui qui autorise le capitaine promu à un nouveau commandement, ou l’amiral dont le pavillon doit se transporter sur un nouveau vaisseau, à conserver avec lui un certain nombre des subalternes et des matelots qui servaient sous ses ordres.
    Outre son patron de canot, chaque capitaine peut faire passer du bâtiment qu’il quitte sur celui qu’il va monter :
    En débarquant d’un bâtiment officiers-mariniers matelots Total
    de 100 canons et de 850 hommes d’équipage 12 23 35 hommes
    de 98 canons et de 738 hommes d’équipage 10 20 30
    de 80 canons et de 650 hommes d’équipage 10 20 30
    de 74 canons et de 590 hommes d’équipage 8 17 25
    de 64 canons et de 491 hommes d’équipage 7 13 20
    de 50 canons et de 343 hommes d’équipage 6 12 18
    de 44 canons et de 294 hommes d’équipage 6 12 18

    (Force navale de la Grande-Bretagne, par M. Charles Dupin. Paris, 1821.)