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de gigantesques troncs d’arbres creusés, une eau limpide et pure qui étincelait glorieusement aux rayons du soleil couchant. Épanchée en mille filets de rubis au pied des gommiers, cette eau abreuvait leurs racines et portait jusqu’à l’extrémité de leurs branches une fraîcheur vivifiante. Des milliers de bestiaux de toute espèce venaient s’abreuver dans les auges de bois sans pouvoir tarir la source féconde qui les remplissait. Plus loin, au milieu d’une poussière dorée soulevée sous leur galop retentissant, une troupe immense de chevaux bondissaient, les naseaux ouverts, la crinière au vent, dans toute l’impétuosité sauvage de leurs allures. C’étaient des courses folles, des ruades furieuses, des élans indomptés, un tournoiement à donner le vertige. Le bruit des sabots qui frappaient le sol retentissait comme un tonnerre lointain. Les rauques hennissemens des étalons, les mugissemens des taureaux, dominaient de temps en temps ce formidable et joyeux tumulte. Parfois un escadron nombreux se détachait du groupe des chevaux, et se précipitait l’œil enflammé vers le commun abreuvoir. Les moutons s’écartaient en bondissant, tandis que les taureaux, levant leur mufle humide et noir, se disposaient à repousser les envahisseurs à coups de cornes. Des chacals et autres rôdeurs nocturnes, poussés aussi par la soif, et oubliant que le soleil brillait encore, que l’homme était proche, montraient de loin leurs museaux effilés, leurs yeux brillans, sans pouvoir attendre le retour des ténèbres pour prendre leur part à la noria[1], qui, comme la providence de ce désert, versait à tous sans distinction le trésor de ses eaux. Telles devaient être les citernes des temps bibliques auprès desquelles les patriarches plantaient leurs tentes et donnaient l’hospitalité aux anges voyageurs.

En un instant, cheval et cavalier, nous nous mîmes à boire comme si nous eussions voulu épuiser la noria. Il fallut cependant s’arrêter pour reprendre haleine, et c’est alors que je crus entendre parler tout près de moi. Je prêtai l’oreille et j’entendis le dialogue suivant, car un groupe de frênes me dérobait les interlocuteurs.

— Allons, Juan, je pense qu’il est temps de me mettre en route, car depuis bientôt quatre heures que je te donne des revanches, le voyageur à la recherche duquel on m’a envoyé doit avoir eu plusieurs fois le temps de mourir de soif.

— Tu es bien pressé parce que tu gagnes, José, et tu n’es si humain à présent que parce que tu veux faire charlemagne. A l’heure qu’il est, ton voyageur a déjà cessé de vivre, et tu le retrouveras toujours.

— Tu n’es pas raisonnable non plus, Juan. Je m’arrête un instant pour remplir la gourde qu’on m’envoie porter à un pauvre diable qu’on

  1. Noria : on appelle ainsi le chapelet hydraulique qui sert à faire monter l’eau d’un puits ou d’une citerne, et, par extension, le puits ou la citerne même.