Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/78

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

force. Pour la première fois, ma position m’apparut ce qu’elle était réellement, et je remontai sur mon cheval, que j’avais accroché par la bride ; mais le pauvre animal n’avait pas trouvé comme moi de l’eau pour apaiser momentanément sa soif, et, le cou tendu, l’oreille basse, l’œil éteint, il se traînait plutôt qu’il ne marchait, malgré les sollicitations réitérées de l’éperon. En vain les molettes de fer tourmentaient ses flancs ensanglantés : ces efforts redoublés ne parvenaient point à lui faire hâter le pas. De temps en temps, je m’arrêtais, cherchant à distinguer les traces à peine visibles du lazo sur le sable, espérant aussi que les voix de ceux que j’attendais frapperaient mon oreille ; mais tout faisait silence. Des bouffées de vent chaud, haleine embrasée du désert, rasaient seules la terre en soupirs inégaux. Je reprenais alors ma marche pénible en répétant machinalement cette phrase : « Quand on n’arrive pas aujourd’hui, on n’arrive pas demain. » Déjà l’ombre des bois de fer s’allongeait sur le sable, qui, échauffé par le soleil de toute la journée, renvoyait des effluves brûlantes ; des nuées de moucherons, avant-coureurs du crépuscule, bruissaient au loin ; tous les signes précurseurs de la nuit se montraient un à un, et personne ne venait. La douleur physique se joignait à l’angoisse morale ; je sentais ma langue se gonfler, ma gorge s’embraser. Tout à coup mon cheval hennit, et, comme si quelque mystérieux avertissement lui arrivait sur l’aile du vent, il prit aussitôt une marche presque rapide. Moi-même, au moment où le disque du soleil s’échancrait sur la lisière du bois à l’horizon, je crus entendre des mugissemens lointains de bestiaux. Plus de doute, je devais être près de quelque rancho. Une demi-heure me suffit pour atteindre ces arbres derrière lesquels le soleil était descendu. Une plaine immense s’ouvrit alors devant moi, et j’eus sous les yeux le spectacle le plus radieux, spectacle dont je voudrais pouvoir décrire le charme et la majesté, mais dont ceux-là seuls peuvent se faire une idée qui ont éprouvé les tortures de la soif au milieu de déserts enflammés dont ils ignoraient l’étendue.

Un large tapis d’un gazon vert et lustré, découpé sous les pieds des hommes et des animaux en chemins tortueux, couvrait la surface de cette plaine. De nombreux gommiers serrés les uns contre les autres suppléaient, par l’entrelacement de leurs cimes, à la maigreur de leur feuillage, et protégeaient ces gazons de leur ombre. L’air humide et frais qui venait caresser mon visage au sortir des bois étouffans que je laissais derrière moi m’annonçait que l’eau devait circuler partout sous une légère croûte de terre, et féconder cette délicieuse oasis. En effet, au milieu de ce vert tapis et sous l’ombrage de beaux frênes, une source abondante remplissait une large citerne. Une vaste roue mise en mouvement par quatre paires de mules vidait et remplissait tour à tour les cent seaux de cuir attachés à sa circonférence, et versait à flots, dans