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pu soutenir sur les marchés la concurrence des produits étrangers, l’empereur soumit toutes les marchandises du dehors à un droit énorme équivalant à une prohibition. Les douanes provinciales supprimées, toutes les parties de l’empire purent échanger librement leurs produits. Des routes nouvelles furent ouvertes, des canaux furent creusés. Le commerce intérieur prit, en quelques années, un développement prodigieux, et les revenus de l’état s’élevèrent dans une proportion considérable et toujours croissante. Pour faciliter le commerce extérieur, l’empereur fit creuser le port de Carlo-Pago, sur la côte de Dalmatie ; Fiume et Trieste furent déclarés ports francs. Cette dernière ville doit sa grandeur à Joseph II, qui fit d’une misérable bourgade la rivale de Venise. Enfin, après une longue et habile négociation, terminée en 1784, l’empereur obtint de la Porte la libre navigation du Danube et de la mer Noire jusqu’aux Dardanelles. Les produits nombreux de la Hongrie, qui manquaient de débouchés, purent alors s’écouler par cette voie, et en 1786 vingt navires autrichiens chargés de blé descendirent le Danube pour la première fois, et mirent en communication directe Bude et Marseille. L’empereur accorda à une compagnie italienne des primes considérables pour tous les grains qu’elle tirerait de la Hongrie.

Le cabinet anglais éleva des réclamations intéressées sur les mesures de prohibition qui frappaient surtout son commerce, et l’historien Coxe, dans sa vie de Joseph II, semble avoir conservé, en traitant ce sujet, toute l’aigreur des rancunes nationales. Quelles que soient les doctrines économiques aujourd’hui en faveur, je pense qu’il serait difficile de ne pas approuver cette protection absolue accordée par Joseph II a l’industrie autrichienne, car ils agissait avant tout de développer la production nationale et d’assurer à l’état des revenus proportionnés à sa puissance et à sa grandeur. La question s’agrandit encore au point de vue politique, et c’est ce qui a échappé complètement à la sagacité de l’historien anglais. La monarchie autrichienne, comme la plupart des états de l’Europe au dernier siècle, reposait sur le privilège, c’est-à-dire sur l’aristocratie et sur les diètes provinciales. Joseph, ayant supprimé les privilèges de la noblesse et du clergé pour y substituer l’égalité devant la loi, et les assemblées provinciales pour établir l’unité de l’empire, devait donner à l’état un nouveau point d’appui, et préparer l’avènement des classes moyennes, qu’Aristote appelait autrefois la véritable base des gouvernemens, et que Sieyès allait appeler bientôt la nation. Le rôle politique de ces classes n’était pas un fait nouveau, comme le croient quelques esprits superficiels. La bourgeoisie était déjà un des élémens constitutifs du saint-empire ; il y avait dans la diète un collége des villes qui marchait de pair avec le collége des électeurs et celui des princes. Les marchands d’Augsbourg, les échevins de Francfort, exerçaient leurs droits souverains aussi pleinement, aussi légitimement que les Hohenzollern ou les Habsbourg. Dans le vieux monde féodal, l’aristocratie de fortune vivait de déjà à côté de l’aristocratie de naissance, l’élection à côté de l’hérédité ; mais en Autriche les classes moyennes, pauvres et ignorantes, ne pouvaient s’élever tout à coup à un rôle politique. Joseph II prépara leur grandeur future nécessaire à l’affermissement de son œuvre : il monopolisa l’éducation pour les éclairer ; il protégea exclusivement l’industrie et le commerce pour les enrichir et les rendre prépondérantes.

Ainsi Joseph II, méconnu de ses contemporains, poursuivait sa mission, avec