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Pour constituer cette unité, il s’appuya sur l’élément germanique, et voulut que la race allemande absorbât progressivement dans son sein, toutes les autres races, Slaves, Italiens, Bohêmes, éparses dans ses vastes états. Une langue commune est un puissant instrument de nationalité : l’idiome allemand dut devenir la langue nationale de l’Autriche, et l’empereur en rendit l’usage obligatoire dans les écoles et dans tous les services publics. Dans ces mesures, la jeune Allemagne a vu un premier pas vers cette unité qu’elle rêve ; c’est là ce qui explique la vénération enthousiaste dont elle entoure aujourd’hui la mémoire de Joseph II. En France, le nom de Joseph a des reflets moins éclatans ; on ne voit guère en lui qu’un adepte aveugle et fantasque de la philosophie à la mode, amoureux des nouveautés, et jouant sur son trône le rôle de sage, comme Louis XIV jouait celui de héros, et cependant ce novateur couronné a abordé le plupart des problèmes que nous agitons encore à cette heure ; il a remué les principes qui servent de basé à nos institutions. « Ce qui ne peut échapper à l’esprit du lecteur, écrivait un contemporain, le marquis de Caraccioli, c’est de voir presque tous les plans de l’assemblée nationale par l’empereur : abolition du droit d’aînesse, des dîmes, des chasses impériales, curés salariés (selon son expression), juifs et protestans déclarés citoyens, tolérance civile accordée, tout sujet devenu capable de parvenir aux premiers emplois, places données au concours, projet de mettre toutes les provinces en départemens ; rien de plus ressemblant. » Dans cette rénovation, dont nous revendiquons à bon droit l’initiative et la gloire, pourquoi ne rendrait-on pas au fils de Marie-Thérèse la part qui lui est due ? Joseph II fut méconnu de ses contemporains, et il devait l’être, car il eut le tort d’arriver avant l’heure où s’accomplissent d’elles-mêmes les grandes transformations sociales, et le tort plus grand encore de ne pas réussir dans sa gigantesque entreprise. Aux yeux des hommes, celui qui échoue passe pour malhabile, et l’on cherche toujours une faute derrière un malheur ; mais les préjugés s’éteignent, les haines s’apaisent, et, si l’on voit depuis quelques années se manifester chez nos voisins un retour impartial vers cette mémoire long-temps calomniée, celle-ci a droit de notre part à une étude désintéressée et à une égale justice, car l’œuvre de Joseph II, tout incomplète qu’elle s’offre à nous dans ses résultats, relève directement des principes immortels que nos assemblées nationales posaient à la même époque ; la condamner d’une manière absolue et sans appel serait renier l’origine de notre propre force et de notre grandeur.

Joseph naquit à vienne, en 1741, à la veille de cette terrible bataille de Molwitz, qui ébranla la monarchie autrichienne et révéla à l’Europe la puissance nouvelle de la Prusse. Ses hautes destinées commencèrent dès le berceau ; ce frêle enfant devint la sauvegarde d’un grand empire chancelant. Sans armées, sans argent, sans alliés, seule contre l’Europe acharnée à sa perte, Marie-Thérèse, par une inspiration suprême, prit son fils dans ses bras, et le montra au peuple. A la vue de cette femme qui portait au front la triple couronne de la royauté, de la beauté et du malheur, de cet enfant dont les cheveux blonds flottaient en auréole, et dont les yeux rayonnaient de cet azur profond et souriant qu’on appelle encore en Allemagne le bleu de l’empereur Joseph, la nation frémissante se leva comme un seul homme, jetant au ciel ce cri devenu célèbre : Moriamur pro rege nostro Maria-Theresa ! L’Europe étonnée vit tout à coup