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écarter les oiseaux voraces, toujours prêts à s’abattre sur le panier aux vivres. A travers le jungle, on voyait passer d’immenses troupeaux de brebis et de chèvres, conduits par un seul berger, dont ils suivaient religieusement la trace, tandis qu’un second, marchant en arrière, se bornait à remettre dans leur chemin les chevreaux ou les agneaux inexpérimentés qui s’écartaient à l’étourdie.

Cependant la saison fatale approchait. Épuisés par la chaleur, pâles, fiévreux, les soldats du 13e régiment voyaient arriver, avec une résignation mélancolique, ces fléaux destructeurs auxquels ils offraient une proie déjà toute préparée. Aidés par les indigènes que quelque délit avait soumis à la corvée, ils élevaient tristement les batardeaux, les barrages, qui devaient écarter de leurs cantonnemens les eaux de l’Indus. La main-d’œuvre est à bas prix dans le Scindh. Pour un salaire de quatre annas (l’anna vaut environ 5 centimes), un ouvrier vous donne sa journée. Celle d’un laboureur ne vaut que deux annas. Les femmes et les enfans travaillent à moitié prix. On peut donc, à peu de frais, multiplier les digues, les môles, les paies ; mais le fleuve triomphe aisément de ces obstacles. Vers le mois d’août, la chaleur devint moins étouffante, les nuits étaient plus fraîches, et pourtant la crue de l’Indus n’était pas encore sensible. Ranimés et le cœur ouvert à l’espérance par ce bien-être momentané, les soldats se berçaient de la pensée que leurs travaux contiendraient les débordemens, que les fièvres séviraient avec moins de rigueur, que la malaria serait combattue avec plus d’efficacité. Vaine confiance ! dès les premières pluies, le fleuve, plus puissant et plus rapide, s’éleva de quinze pieds en quelques heures, et fit des vastes jungles un lac immense, sur lequel les bateaux se réfugièrent, incapables de tenir dans le lit de l’énorme torrent. Pendant quinze jours entiers, — du 4 au 18 août, — tout le plat pays demeura sous les eaux. Alors elles commencèrent à baisser, et dans les derniers jours du mois elles avaient à peu près retrouvé leur niveau habituel ; mais en revanche, dès la semaine suivante, l’hôpital, à peu près vide, se remplit de malades. Le sergent fut du nombre. Saisi d’une violente fièvre, il lui fallut, dès qu’elle le lui permit, partir avec un convoi pour le port de Kurratchie. Son régiment reçut presque en même temps l’ordre de se diriger sur Tattah, et fut remplacé à Sukkur par un corps de montagnards écossais, envoyés là pour y mourir.

Ce tableau de mœurs militaires ne serait pas complet si nous omettions quelques détails du voyage imposé aux malades. Jusqu’à Tattah, ce voyage s’accomplit eu bateaux. Ils étaient dans ces misérables jumpties, pressés les uns contre les autres, attendant que les morts fissent place aux vivans, et chaque jour, en effet, un peu plus au large, car ils laissaient sur la rive, où on les enterrait à la hâte, à quelques pas des tigres hurlant au fond du jungle, plus d’un brave soldat, plus d’une