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couvrir quand des natifs passent devant elle, s’arrête et tourne le dos du plus loin qu’elle aperçoit un Européen... Soit au moral, soit au physique, le contact, la caresse même de l’Européen, laissent toujours à l’indigène une flétrissure. Le cipaye admet pourtant une immense distinction entre le soldat et les officiers. Il méprise le premier comme de basse classe et d’une caste impure. Il distingue les autres par le nom collectif de Sahiblog, c’est-à-dire la caste des gentilshommes[1]. »

Dans son touchant plaidoyer en faveur de la race indienne, le Las-Cases anglais, l’évêque Héber, nous a conservé une anecdote, insignifiante en elle-même, mais qui vient à l’appui de ces témoignages. Une enfant de douze ans, qu’il trouva seule sur un chemin écarté, à la vue de son costume européen, se laissa, tout épouvantée, tomber à genoux. — Puissant seigneur, lui dit-elle, ne me faites point de mal ; je ne suis qu’une pauvre petite fille qui va porter du riz à son père. — « Ce qu’elle craignait de moi, continue l’évêque Héber, je ne saurais le dire au juste. Ce que je sais bien, c’est que jusqu’alors je n’avais jamais été apostrophé en fermes aussi applicables à un ogre[2]. »

Ces digressions, qui rentrent certainement dans notre sujet, nous ont cependant écarté de Sukkur, où le voyageur, arrivé le 15 janvier 1844, demeura jusqu’au 18 septembre suivant. La description qu’il donne du pays, et son ardeur à démontrer l’inutilité d’une conquête aussi stérile, ne doivent pas manquer d’arrêter notre attention. La science politique fait son profit des moindres renseignemens, et ceux-ci ont tous les caractères de la bonne foi la plus incontestable.

Comme nous l’avons vu, Sukkur est sur le bord de l’Indus, au sommet d’un angle obtus formé par un méandre du fleuve. Tous les ans, à la saison des pluies, les plaines, les jungles d’alentour, sont inondés, et toute communication devient impossible, si ce n’est au moyen des bateaux préparés pour la circonstance. Pendant la bonne saison, c’est-à-dire avant le mois d’août, on y compte jusqu’à deux mille habitans, dont il reste à peine quelques-uns lorsque, après le débordement annuel, c’est-à-dire vers les derniers jours de l’été, les marécages que le soleil dessèche rapidement infectent l’air de leurs pestilentielles émanations.

Sous la domination mogole, Sukkur avait plus d’importance qu’aujourd’hui. On s’en aperçoit au nombre et à la richesse des tombes qui de tous côtés couronnent les élévations où on les a placées pour les mettre à l’abri des eaux. Ces vestiges de l’ancienne cité s’écroulent peu à peu sous le travail du temps et sous la pioche des soldats anglais, qui

  1. L’Inde anglaise en 1843, par M. le comte de Warren.
  2. Héber, t. II, p. 45.