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assez simples pour se laisser faire, lui inspirèrent dès l’abord un profond dégoût, évidemment partagé par tous les employés militaires chargés d’enrégimenter ces misérables jeunes gens. Un seul détail fera juger de ce qu’on les estime. A Chatham, dans la maison de réception où ils attendent la visite du chirurgien-major, on les fait coucher sans couvertures ni draps, et ceci pour éviter la contagion d’un mal « qui, s’il offre peu de dangers, a beaucoup d’inconvéniens. » De plus, on les fond de près, et cela pour deux raisons dont nous ne donnerons que la plus honnête : une tête rase rendrait un déserteur plus facile à reconnaître et à retrouver. Ajoutez à ceci le mauvais pain distribué aux soldats, — si mal cuit que, lancé contre un mur, il y demeurait plaqué, — l’eau de café dans des tasses d’étain ; — la séquestration des malades dans une espèce de dépôt où l’eau de gruau faisait le fond de leur régime ; — pour les hommes valides et sans démangeaisons, les douceurs du drill (l’exercice) chaque jour, pendant quatre heures, partagées en deux séances ; ajoutez encore les mille fraudes des « officiers sans commission, » c’est-à-dire des soldats promus provisoirement à tel ou tel grade dont ils remplissent les fonctions sans en avoir les privilèges : — il y a là de quoi rebuter dès l’abord le plus crédule amant de la gloire.

Faire payer, quand ils l’osent, l’habit qu’ils devraient donner gratis au soldat, lui escamoter sans scrupule la meilleure part de sa haute paie,, imposer à tout un corps une sorte d’amende collective pour de prétendus dégâts faits dans la caserne qu’il vient d’occuper, distribuer de mauvais fusils, qui seront nécessairement détériorés, et dont on exige en argent les frais de réparation naturellement fort exagérés, — tels sont les moindres exploits de ces requins de terre, plus actifs, plus éhontés, plus voraces à Chatham, sous les yeux de l’autorité centrale, que dans les districts les plus lointains de l’empire britannique. Les officiers supérieurs, dont ils ont capté la bienveillance par une officieuse servilité, ne regardent guère à ces abus. Et d’ailleurs quelles en sont les victimes ? Les soldats anglais, c’est-à-dire un ramassis de gens sans aveu, l’écume de la population, le rebut de la classe misérable, oisive, abandonnée au vice ; espèce de chair à canon, sans intelligence et sans cœur, que l’on mène à coups de fouet jusque sur le champ de bataille, où la boucherie qu’on en fait semble purifier le corps national.

A peine dans les rangs d’une pareille armée, un jeune homme, honnête jusque-là, se sent avili, dégradé, condamné au mépris de ses supérieurs, qui ne prennent même pas la peine de chercher à discerner les bons des mauvais. « A Rome, dit Gibbon, le paysan et l’ouvrier, prenant les armes, croyaient avancer en dignité. » En Angleterre, le laboureur le plus misérable estime sa famille déshonorée, si quelqu’un de ses enfans a pris le mousquet. Il vendra, pour le racheter, sa meilleure