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pour y paralyser par sa présence l’odieux commerce des esclaves ? Comment ne pas rêver une existence patriarcale, en voyant entassés sur le pont d’un navire marchand ces centaines d’émigrans qui vont défricher les arrière-forêts, les backwoods du Canada, ou les vallons fertiles de l’Australie ? Ce charbonnier de Newcastle sera dans quelques jours amarré dans le port d’Alexandrie ; ce léger schooner arrive des Açores, et en apporte plus d’oranges, plus de pommes d’or que n’en contenait le jardin des Hespérides. Quant à l’Indiaman, magnifique hôtel garni, taverne flottante, restaurant à voiles peuplé de nababs jaunes comme l’intérieur de leur coffre-fort, vous trouveriez dans ses flancs rebondis une cargaison de lingots qui forcera les directeurs de la banque à élargir leurs caveaux. C’est l’argent chinois, le sycee-silver, la rançon du Céleste Empire, perçue il y a trois ou quatre mois à Quan-Tong ou à Fou-Chou-Fou. Ainsi, pas une voile ne passe indifférente, pas une de ces nombreuses carènes qui n’ait son poème, ses aventures, ses tempêtes à vous raconter, pour peu que vous l’interrogiez du regard et de l’imagination, avec l’imagination et le regard des poètes.

Or, entre autres impressions que ce tableau nous a laissées, nous nous souvenons d’un magnifique man of war, tout battant neuf, que nous rencontrâmes à la hauteur de Gravesend, entouré de bateaux de transport, et se chargeant, compagnie par compagnie, d’un corps de troupes. Je les vois encore, ces jeunes soldats, avec leurs jaquettes rouges, leurs longues tailles fluettes, leurs cheveux blonds, leurs pantalons de toile blanche, empoignant l’un après l’autre les tire-veilles, et se hissant sur le pont, où la plupart allaient rester pendant toute la traversée. Sur le rivage, cependant, une musique militaire leur envoyait je ne sais quel air sautillant qu’on me dit être une mélodie nationale de la verte Erin, — Patrick’s Day, si j’ai bonne mémoire, — et ils lui répondaient gaiement par des hourrahs ironiques. — Hurrah for the pongo band ! — Hourrah pour l’orchestre des singes ! — L’honnête passager qui prit la peine de m’expliquer leurs hurlemens, accompagnés de longs éclats de rire, ne manqua pas d’y ajouter une réflexion qui devait, selon lui, réhabiliter dans mon esprit la dignité anglaise, quelque peu compromise par ces élans d’effervescence animale, — animal spirits, voilà le mot. — « Ce sont des Irlandais, » me dit-il à plusieurs reprises. Le brave homme n’eut de repos que lorsque je lui eus accusé réception de cette remarque patriotique.

Et vraiment que m’importait ? Après tout, c’étaient des hommes,. — disons mieux, des enfans, — qui, sans trop savoir où ils allaient, poussés par la misère, par d’aveugles passions, ou cédant aux grossières tentations du recruteur, partaient pour quelque pays lointain, — pour l’Inde, me disait-on, — et la plupart n’en devaient jamais revenir. Anglais, leur sort m’eut inspiré moins de pitié : il est toujours noble et