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leurs scènes et de leur vie alpestres, commet s’accommoderaient-ils au caractère si différent de la nature et des mœurs de la plaine ? Et cela n’est pas vrai seulement des montagnes. Tout pays dont la physionomie est bien marquée, toute civilisation qui a un caractère à part, détournent les hommes d’établir ailleurs leur existence. Il en est des marais de la Laponie comme des pâturages de l’Oberland ou des rochers du Tyrol.

La Chine, qui renferme tous les climats, qui est un pays de plaines et de montagnes, ne se répand point sur le monde, qu’elle inonderait, parce que sa civilisation très particulière l’isole et la circonscrit. Comment un Chinois vivrait-il hors de la Chine ? Pour lui, ce serait changer de planète. Cela était encore plus vrai des Égyptiens, car pour eux, à l’étranger, la nature était aussi nouvelle que la société. On est donc disposé à priori à reconnaître aux Égyptiens un penchant très prononcé, à rester chez eux. Ces réflexions ne tranchent point la question des colonies égyptiennes en Grèce, mais peuvent l’éclairer un peu en attendant qu’elle soit résolue.

À la question des colonies égyptiennes en Grèce touche la question de l’origine des mystères que les colonies auraient apportés. C’est encore un point délicat qui ne peut se traiter sur ce bateau et pour ainsi dire à vitesse de vapeur. Ce qui est certain, c’est que là aussi il y a eu des exagérations et des suppositions manifestes. L’origine égyptienne des mystères grecs, admise un peu sur parole jusqu’à ce jour plutôt que démontrée véritablement, tenait peut-être à l’opinion qu’on s’était formée de la science et de la sagesse profonde des Égyptiens. Peut-être, maintenant qu’on voit qu’ils ne savaient pas beaucoup, reconnaîtra-t-on qu’ils n’avaient pas grand’ chose à cacher, et les mystères de leur religion s’évanouiront-ils presque complètement, comme le profond symbolisme de leur écriture a disparu depuis qu’on sait la lire. Du reste, on ne peut en vouloir beaucoup à une opinion qui a inspiré à M. Ballanche de si belles pages dans son épopée sociale d’Orphée.

Hérodote parle des mystères de Saïs ; mais ce mot doit être pris ici plutôt dans le sens qu’il a reçu au moyen-âge que dans l’acception que lui donnait l’antiquité. À Saïs, d’après Hérodote, on représentait de véritables drames hiératiques ; la nuit, sur le lac de Saïs, on jouait, il le dit en propres termes, la Passion d’Osiris[1]. Cette représentation, j’en conviens, pouvait offrir des symboles dont les initiés avaient le mot ; mais, même en admettant de vrais mystères chez les Égyptiens au temps d’Hérodote, il resterait toujours à savoir si ces mystères existaient primitivement dans le sein de la religion égyptienne, ou s’ils commençaient à s’y introduire par les influences grecques. N’oublions pas que

  1. Hér., II, 171.