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gouvernement d’interdire la navigation des fleuves. Ainsi, des provinces dont le sol serait facilement d’une fertilité miraculeuse restent misérablement stériles, s’appauvrissent encore plus chaque jour s’il est possible, faute de stimulans et de communications. N’est-ce pas le plus triste spectacle que celui de la misère croissante des hommes au milieu d’une nature féconde ? Et cependant les villes de ces provinces ont eu des momens brillans depuis la révolution de 1810. A Tucuman, à Mendoza, à Salta comme à Buenos-Ayres, il s’était produit jusqu’en 1825 un remarquable mouvement industriel et commercial ; le développement des moyens d’instruction n’était pas moindre ; il y avait aussi un assemblage d’hommes d’une rare distinction qui se signalaient au barreau, dans les congrès, dans le négoce. Ces commencemens de prospérité ont disparu et n’ont laissé aucun vestige ; la terreur a anéanti ces germes et dispersé les hommes. Rosas n’a pas seulement poursuivi de son ressentiment implacable l’ancien parti unitaire : après avoir réduit la jeunesse argentine à former en sociétés secrètes pour entretenir dans l’ombre ses idées de civilisation, il l’a frappée à son tour, et l’a placée dans l’alternative de la mort ou de la fuite. Le génie de Rosas dans cette œuvre dévastatrice ne paraît pas contestable ; mais c’est un génie fatal. Le système que Quiroga avait appliqué à la Rioja, il l’applique avec préméditation à toute la république, jusqu’à ce que la barbarie qu’il représente ait jeté son fougueux venin, se soit elle-même épuisée et n’ait plus alors qu’à se retirer de la scène.

L’ensemble de ces phénomènes n’est pas sans conséquences générales pour toute l’Amérique du Sud. Sans doute la révolution dont la République Argentine est le théâtre offre une physionomie particulière, une succession de faits qui lui sont propres ; mais l’importance de cette révolution préoccupe et tient dans l’attente tous les autres pays comme un événement qui peut fixer le cours des destinées américaines. La République Argentine doit à la primitive extension de la vice-royauté dont Buenos-Ayres était la capitale le privilège d’avoir de nombreuses questions à débattre avec les portions qui ont brisé les liens de l’ancienne communauté et forment le Haut-Pérou, la Bolivie, le Paraguay, la Banda Orientale. Ce sont des frontières à marquer, de vieux intérêts à régler avec ces états, aujourd’hui indépendans ; à chaque occasion, elle fait revivre ces motifs de scission qui favorisent son esprit actuel d’envahissement ; elle revendique un droit d’influence au nom de la vieille suprématie de Buenos-Ayres ; elle a dans chaque république ses présidens préférés, c’est-à-dire ses créatures. Telle est la cause de la guerre allumée contre Montevideo, et il y a en réalité, dans ces menaces détournées, mais incessantes de conquête, une raison permanente de discorde. C’est, d’ailleurs, au sens intime de la révolution argentine qu’il faut s’attacher pour en mieux saisir la gravité à un point de vue général,