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un peu sur la terreur qu’inspirait son nom. Il eut bientôt rempli sa mission à Tucuman, et à son retour, non loin de Cordova, il fut assailli par une bande armée de gauchos. Il eût peut-être, par la parole, retrouvé sur eux son empire, si une balle ne l’eût frappé au front. Son assassin était un gaucho malo nommé Santos Perez, qui n’épargna pas même son cadavre et le perça du poignard à plusieurs reprises. La galère qui le portait était pleine des corps sans vie de ceux qui l’accompagnaient. Rosas a été accusé d’avoir secrètement ordonné ce crime, commis le 18 février 1835 ; il a été chaudement défendu aussi contre cette accusation. Ce qui est indubitable, c’est que rien ne pouvait mieux servir ses desseins et qu’il héritait de la puissance de Quiroga sur plusieurs provinces ; Ce qui n’est pas moins certain, c’est que le meurtrier, le gouverneur de Cordova, les témoins, les juges, ont péri successivement comme pour éviter qu’une indiscrète lumière pût éclairer quelque jour cette ténébreuse exécution. La mort de Lopez de Santa-Fé, deux ans plus tard, est entourée d’un égal mystère. Cullen, le successeur de ce dernier, est fusillé au moment où il entre sur le territoire de Buenos-Ayres. C’est ainsi que Rosas parvient à réunir sous son exclusive domination les diverses fractions de la République Argentine. Il règne désormais, il invente des mots inconnus dans le langage politique pour désigner les prérogatives qu’il s’attribue : c’est la somme du pouvoir public. M. Rivadavia rêvait l’unité dans la civilisation ; Rosas, gaucho presque couronné, l’établit dans la barbarie.

Qu’est-il résulté pour la République Argentine d’un tel concours de circonstances, d’un triomphe déjà si prolongé, de l’influence pastorale ? Un des plus certains, des plus palpables effets qu’on puisse constater, c’est la dépopulation de ces contrées, des villes surtout, depuis vingt ans. Buenos-Ayres a perdu peut-être la moitié de ses habitans ; Santa-Fé, située au confluent de deux rivières dont l’une est le Parana, sur un des points les plus favorisés, a à peine deux mille ames ; San-Luis et la ville de la Rioja en comptent à peine quinze cents, nombre inférieur à celui qu’elles ont eu. Cette diminution des habitans n’est pas due seulement au feu destructeur des guerres civiles, aux proscriptions qui se reproduisent périodiquement, aux haines privées qui se satisfont par l’assassinat et échappent à toute punition ; il y a encore une autre cause qui tient à l’essence même du monde barbare, dont les mœurs paresseuses, oisives et violentes en même temps, exclusives et antipathiques au travail, sont de mauvaises conditions pour l’accroissement de la race humaine, et ne font au contraire que contribuer à son dépérissement. Fils de ces mœurs, comment Rosas songerait-il à les transformer ? Il est fatalement condamné par sa nature à repousser tout ce qui pourrait les atteindre, les modifier, — l’industrie, le commerce ; il est dans son caractère de gaucho, il entre dans ses vues de