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Le même mouvement s’accomplit avec une simultanéité remarquable dans les campagnes où dominent Lopez, Bustos, Ibarra ; le pouvoir de ceux-ci, bien qu’aussi étendu dans les limites où il s’exerce, bien que dirigé par les mêmes inspirations, conserve toutefois un caractère plus local. Ils ne sont pas sortis de leurs provinces, et n’ont pas songé donner un autre champ à leur ambition. Quiroga, au contraire, est un fugitif de tous les pays : originaire de la Rioja, il a été élevé à San-Juan, il vécu à Mendoza, il a erré dans les rues de Buenos-Ayres ; il connaît la république entière, et a laissé partout un peu de sa renommée. Goûtant un plaisir inoui à se voir revêtu d’une autorité sans bornes là même où s’est passée son enfance obscure et orageuse, il étend plus loin son regard. C’est ce qui lui assigne une place plus éminente, une importance plus générale et plus décisive, indépendamment de l’énergie plus vivace qu’il déploie ; c’est ce qui semblerait le destiner à devenir l’ame, le chef victorieux et définitif de la barbarie, s’il ne s’était trouvé un homme plus rusé, plus habile, moins dégradé aussi, et qui avait l’avantage d’être plus rapproché du siége du gouvernement central : c’est le commandant de la campagne de Buenos-Ayres.

Les années qui s’écoulent ne font que hâter la marche de ce drame saisissant, et rendre son développement plus net, plus impérieux. Telle est la force secrète de l’esprit pastoral personnifié en quelques chefs de gauchos, qu’il en vient à ne plus se contenter désormais de victoires partielles ; les commandans de la campagne, enivrés de leurs succès, déjà se concertent entre eux, et forment une ligue redoutable contre la politique, restée européenne, du pouvoir central qui réside à Buenos-Ayres. Ce n’est plus une ville qu’il faut conquérir, c’est tout un ensemble d’institutions naissantes et à peine ébauchées qu’il faut effacer du sol argentin par l’épée ou par le poignard. Le parti éclairé qui a dirigé jusque-là la révolution, qui s’est nourri de tous les principes d’humanité, de liberté, proclamés en Europe, se trouve, au moment où il cherche à constituer définitivement la république d’après ces pensées, face à face avec cet élément nouveau, trop méconnu peut-être par lui, trop flatté tour à tour ou trop dédaigné. C’est en 1825, sous la présidence de M. Rivadavia, qu’éclate la lutte entre ces deux tendances, que se produit cette crise laborieuse et d’une si triste issue. Le prétexte est le vote d’une constitution ; la vraie cause, on la peut découvrir dans l’état même de la société, américaine, dans cette insurrection des campagnes énergiquement décrite par M. Sarmiento, et en même temps dans la faiblesse des idées de civilisation encore trop récentes pour avoir pu jeter de profondes racines. La civilisation argentine alors n’est qu’à son aurore. Vue de loin, il est vrai, elle répand, dès cette époque, un éclat qui séduit l’Europe ; qui attire tous les regards. Les hommes qui représentent les idées de progrès politique travaillent avec une active