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et nourries des idées philosophiques du XVIIIe siècle, pour saper la domination séculaire de l’Espagne ; puis elle reste neutre dans la lutte, ou plutôt elle est également hostile à l’influence de la métro pole et à la civilisation européenne, au nom de laquelle la révolution s’accomplit. C’est ainsi qu’on voit, dès cette première époque, un chef de gauchos, Artigas, se séparer avec ses bandes de l’armée argentine prête à combattre les troupes espagnoles ; mais la barbarie nationale n’était point encore assez sûre d’elle-même pour exclure ensemble ces deux influences et se mettre à leur place. Enfin, quand l’Espagne est vaincue, en présence des partis intérieurs qui se divisent dans le choix d’une forme de gouvernement, elle sent sa force une et compacte, elle s’agite, gagne du terrain, et s’avance comme une marée montante. L’esprit barbare fond sur toutes les institutions civiles ébauchées avec la fureur d’un vautour retenu d’abord prisonnier en face de sa proie et qui se voit libre tout à coup. Si quelque circonstance de cette grande lutte doit surprendre, c’est que les partis qui se disputaient le pouvoir dans les villes aient pu se faire un instant illusion sur l’utilité du secours qu’ils venaient demander à cette force sauvage, sans idées et sans principes ; elle n’avait aucune préférence pour le système fédéral, lorsqu’elle s’alliait aux fédéralistes contre les unitaires personnifiés dans M. Rivadavia ; elle n’était poussée par aucun sentiment de fidélité à une tradition religieuse, lorsqu’elle soutenait la catholique Cordova contre Buenos-A yres, qui proclamait la liberté des cultes ; elle était simplement barbare. Ce qu’elle apercevait dans les idées d’unité, de centralisation, ou dans la tolérance religieuse, c’étaient des manifestations élevées de la civilisation indifférente au fond aux prétentions des partis qui régnaient dans les villes, elle ne s’associait à l’un d’eux que pour s’introduire dans leurs débats et arriver à les absorber, à confondre les deux pensées politiques dans une même défaite.

J’ai indiqué quelques-uns des hommes publics de cette invasion barbare. Rosas est celui qui frappe le plus au premier abord ; plus habile ou plus heureux que les autres chefs de la campagne argentine, il s’est fait livrer par eux le pouvoir suprême, puis il a su les annuler par la ruse ou par la violence ; il est resté seul en vue. Mais, avant lui, il y a un personnage qui résume avec une crudité plus caractéristique peut-être tous les instincts, les passions, les ardeurs brutales de la pampa : c’est Facundo Quiroga, bizarrement affublé du titre de général et d’excellence. Quiroga est le type du gaucho malo. Tel il apparaît dans sa vie privée jusqu’en 1820, comme dans sa vie publique depuis cette époque jusqu’à sa fin sinistre et inexpliquée. Sa nature est vraiment celle de ce pâtre rebelle et vagabond, souillé de meurtres, qui va nourrir au désert sa haine contre toute espèce de joug. Sa jeunesse se passe dans l’indiscipline Enrôlé successivement dans les arribeños