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imperceptibles pour un autre œil ; il parcourt les chemins ou les rues, traverse des ruisseaux, des jardins, franchit les murs et arrive droit à la personne qu’il cherche. « Voilà l’homme » dit-il. Il n’en faut pas plus pour prouver le délit. Celui-là même qui est ainsi découvert ne cherche point à nier. Le rastreador est un témoin irrécusable, c’est comme le doigt de Dieu qui désigne la victime ; il est vrai aussi que ce témoignage est sûr et rarement empreint d’erreur ; Si le rastreador est excité par les obstacles, si sa réputation est engagée dans une recherche, si son amour-propre est remué, il parvient à d’étonnans résultats. C’est ce qui arriva à un de ces limiers célèbres du nom de Calibar, à Buenos-Ayres. Il avait été mis à la poursuite d’un condamné à mort qui s’était évadé. Ce malheureux chercha vainement à se sauver en profitant de tous les accidens du terrain, en traversant de longs espaces sur la pointe du pied, en se jetant dans un cours d’eau, en revenant sur ses pas. A chaque nouvelle difficulté, Calibar s’écriait : « Comment pourrais-tu m’échapper ? » Et il trouva le fugitif en effet. C’est une chasse avec toutes ses circonstances, faite non au moyen de l’odorat, mais de la vue, ce qui est plus étrange. Tel était l’effroi qu’inspirait Calibar, qu’en 1831 des prisonniers politiques n’avaient pas osé tenter une évasion avant d’avoir obtenu de lui qu’il serait malade pendant les premiers jours. Cet homme, dont la renommée est fabuleuse dans les provinces, après avoir exercé quarante ans ce métier, vit encore à Buenos-Ayres. Ne pouvant plus rien par lui-même, il cherche à inculquer sa science à ses enfans. C’est le Nestor de ces chercheurs à la vue profonde et sagace.

Le baqueano est aussi un des types saillans des mœurs argentines comme le rastreador, mais avec un autre caractère. Ce qui distingue le baqueano, c’est une connaissance exacte et minutieuse de tout le pays, des recoins les plus cachés de la plaine, de la forêt, de la montagne ; il connaît le terrain pied à pied ; il porte dans sa tête la seule carte géographique qui existe de ces régions solitaires. Si la route qu’il suit est traversée par un petit chemin, il sait où remonte le chemin, d’où il part, où il va. Les mille sentiers qu’il rencontre dans un espace de cent lieues lui sont également familiers. Il n’ignore aucun des gués secrets des fleuves ; s’il est dans un marais fangeux un seul endroit où l’on puisse passer sans périr, cet endroit ne lui est point inconnu. Lorsqu’un voyageur, égaré dans quelque partie de la Pampa où il n’y a point de voie battue, le prend pour guide et lui demande de le conduire vers un lieu éloigné, il s’arrête, semble sonder un instant l’horizon, considère le sol, fixe la vue sur un point, et se met à galoper avec la rectitude d’une flèche jusqu’à ce qu’il change de direction par des motifs qu’il ne dit pas, et, courant ainsi jour et nuit, il arrive au but désiré sans notable erreur. Le baqueano a d’ailleurs des moyens infaillibles de se reconnaître