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sont les colonies allemandes et écossaises établies au sud de Buenos-Ayres qui offrent ce contraste. M. Sarmiento en fait une description heureuse. «  Là, dit-il, les maisonnettes sont peintes ; le devant de l’habitation est toujours propre, orné de fleurs et d’arbustes gracieux. L’ameublement est simple, mais complet ; la vaisselle de cuivre ou d’étain est toujours reluisante. Le lit est paré de rideaux, et les habitans sont dans un mouvement et une action continuels. En élevant des vaches en faisant du beurre et des fromages, quelques familles sont parvenues à faire des fortunes qui leur ont permis de se retirer à la ville pour y jouir des commodités de la vie. » Mais l’exemple est inutile : le bourg national est l’indigne revers de cette médaille. Ici des enfans sales et couverts de haillons vivent avec une meute de chiens. Les hommes s’étendent paresseusement sur le sol, lorsque la lutte ne les appelle pas. Partout se révèlent la malpropreté et l’indigence.

Les vestiges d’association : qui apparaissent, à défaut de tout autre lien moral, dans ces contrées peu étudiées, sont curieux à observer. Les gauchos ne se réunissent pas pour leurs intérêts, pour leurs affaires ; ils se retrouvent cependant sur un point désigné. Ils se rendent des alentours dans quelque taverne connue sous le nom de pulperia et, dans ce club sauvage, ils se donnent dès nouvelles des animaux égarés de leurs troupeaux ; on apprend en quel lieu le tigre a été vu, où on a saisi la trace du lion. Des courses se préparent où on peut juger des meilleurs chevaux, et parfois cette pulperia devient un véritable cirque olympique. Là aussi se vident les querelles à l’aide du couteau, dont le gaucho se sert avec une habileté singulière ; le couteau ne le quitte pas plus que son cheval, c’est son arme d’honneur et son instrument unique dans toutes ses occupations. Il joue avec lui comme on jouerait aux dés, et, à la moindre provocation, souvent sans provocation, il le brandit dans l’air et est prêt à se mesurer, fût-ce avec un inconnu. Son but n’est pas de tuer son adversaire, mais de le marquer d’une entaille dans le visage, de lui laisser un signe indélébile de son adresse. Il n’est pas rare de voir des gauchos dont la figure est couverte de cicatrices, peu profondes d’ailleurs. Ordinairement la dispute s’engage pour la gloire de vaincre, par amour de la renommée. Un grand cercle, dit M. Sarmiento, se forme autour des combattans, et les yeux suivent avec passion et avidité le scintillement des couteaux sans cesse agités. Lorsque le sang coule en abondance, les spectateurs se croient obligés en conscience à clore la lutte. Arrive-t-il un malheur, le meurtrier a toutes les sympathies, et on lui donne le meilleur cheval pour se sauver dans des parages lointains, où il est accueilli par la compassion et une sorte de respect. Si une ombre de justice lente de le poursuivre, il lui tient tête, et souvent la réduit à laisser continuer son chemin. Rosas, pendant son séjour dans la pampa, avait fait de son estancia un asile