Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/643

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grossières, qui n’entraîne point de culte, et qui a l’apparence de la religion naturelle Le peu de pratique qui subsiste n’est pas sans bizarrerie. S’il passe dans ces solitudes quelque commerçant des villes, c’est à lui qu’on demande le baptême pour les enfans. Il n’est pas rare même de voir des jeunes gens se présenter à l’onction en domptant quelque cheval fougueux ; cette dernière circonstance n’est pas assurément à leurs yeux moins importante que le baptême.

Telles sont en réalité les conditions de l’existence du gaucho Il n’a rien qui le moralise ; il vit au hasard, au jour le jour. Les travaux agricoles ou industriels, qui supposent un certain développement social, lui sont inconnus. L’essentiel pour lui, c’est de s’accommoder à la nature sauvage qui l’entoure Le gaucho excelle dans tous les exercices physiques qui exigent la force et l’adresse. Jeune encore, il s’habitue à poursuivre les taureaux, à lutter contre eux, et à s’en emparer en les enchaînant dans des lacs armés de boules. Le maniement du cheval est surtout son occupation favorite. C’est le premier travail de l’enfant lorsqu’il sait marcher Le gaucho fait du cheval un instrument docile, il le dompte et l’assouplit à toutes ses volontés, à tous ses caprices, il finit par ne plus faire qu’un avec lui. A peine levé, le matin, sa première pensée est pour son cheval, il s’élance sur son dos et lui fait franchir d’immenses espaces. Il s’en sert pour accomplir des actes d’une audace prodigieuse, se jetant à dessein à travers les haies, les précipices se laissant aller à terre et se relevant aussitôt sans interrompre sa course rapide. C’est ce qui faisait dire au général Mancilla pendant le blocus de Buenos-Ayres : « Eh que nous veulent ces Européens, qui ne savent pas seulement galoper toute une nuit ? » Ce développement des facultés physiques, cette habitude constante du danger, font naître chez le gaucho un suprême et compatissant dédain pour l’homme sédentaire des cités, qui, comme le dit l’auteur, peut avoir lu beaucoup de livres, mais qui ne sait pas terrasser un taureau sauvage et lui donner la mort ; qui ne saura se pourvoir d’un cheval en rase campagne, à pied, sans le secours de quelqu’un, qui n’a jamais arrête un tigre et ne l’a pas reçu le poignard d’une main et le poncho de l’autre pour le lui mettre dans la gueule, en lui perçant le cœur et en l’étendant à ses pieds. » Et ce dédain se reflète sur son visage sérieux et altier. Il n’a que du dégoût pour nos habitudes, nos usages, nos vêtemens, qui lui montrent partout la contrainte comme le signe des sociétés policées.

Fier de son indépendance et de sa supériorité brutale, l’habitant des campagnes argentine s’inquiète peu de la misère qui envahit sa cabane délabrée, du désordre qui y règne, de la saleté qui s’y étale, résultats inévitables de ses penchans oisifs ou de la fausse direction de son activité. Le mouvement de la civilisation cependant, a jeté là, sur les lieux mêmes, un vivant contraste à la pauvreté et à l’incurie nationales. Ce