Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/602

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et c’est en frappant ainsi l’indiscipline à la tête qu’il était parvenu à exercer un empire absolu sur son escadre. Convaincu qu’il ne faut qu’un chef à une armée, qu’une volonté devant laquelle toutes les autres s’inclinent, il n’eût point toléré, comme nous l’avons vu si souvent parmi nous, que des gens appelés à lui prêter leur concours devinssent à ses côtés le centre d’une opposition incompatible avec le bien du service et l’intérêt de l’état. C’est ainsi que, blâmé par le vice-amiral Thompson pour avoir fait exécuter une sentence de mort le saint jour du dimanche, il avait exigé le rappel immédiat de cet officier. « Il faut, disait-il, que l’amirauté choisisse entre lui et moi. J’ai d’ailleurs assez d’amiraux sous mes ordres, et je désire qu’on ne m’en envoie pas davantage. »

A son retour en Angleterre, l’amiral Jervis, alors comte de Saint-Vincent, fut provoqué en duel par le vice-amiral Orde ; mais il refusa d’accepter ce cartel. Il n’admettait point cette façon de terminer des discussions dont le service avait été l’objet, et, quand bien même sa résolution eût pu être improuvée par l’opinion publique, il n’eût jamais consenti en agissant autrement, à porter de ses propres mains ce coup fatal à la discipline. Calme et grave dans ses relations officielles, il était cependant quelquefois amer et caustique dans ses reproches, quoiqu’il évitât avec soin de blesser la dignité de ceux qui étaient l’objet de ses rigueurs. « L’honneur d’un officier, disait-il, est comme l’honneur d’une femme ; on n’y peut porter la plus légère atteinte sans le flétrir. » - « Si vous souffrez qu’on mêle autant de fiel à votre encre, écrivait-il en 1800 au secrétaire de l’amirauté, vous chasserez du service, tout officier de cœur et de mérite. »

Tel était cet homme qui, mort en 1823, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans après avoir commandé trois grandes flottes, pris part à trois grandes guerres, survécu, à deux générations de marins, combattu sous l’amiral Keppel et vu combattre sous lui Nelson et Collingwood, avait emporté dans sa retraite, vers la fin de l’année 1807, l’honneur immortel d’avoir affermi la discipline dans la marine anglaise. Il ne faut point cependant s’exagérer les difficultés que Jervis rencontra dans l’accomplissement de cette œuvre. Quand on parle de discipline, on devrait toujours tenir compte de ce qu’on peut appeler la discipline sociale d’un pays : en Angleterre où la stabilité des institutions politiques et l’énergie des institutions militaires s’appuient sur la même base et se prêtent un mutuel secours, l’autorité paternelle a rendu la tâche facile au chef de l’état comme au chef de l’armée. C’est elle qui, dès l’enfance, façonnant ces esprits un peu rudes, a su leur inculquer ces principes de respectueuse déférence pour l’expérience et pour l’âge, honorés dans le magistrat ou le général qui commande, ainsi qu’ils l’ont été dans le père de famille. Les Anglais apportent donc au service des dispositions, pour ainsi dire, natives, qui pourraient expliquer jusqu’à un certain point la régularité de mouvemens