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inférieure ; la nécessité spécieuse de maintenir l’équilibre entre l’Autriche et la Russie. La vertu pédantesque de Marie-Thérèse ne céda point sans des combats qui n’étaient pas tout entiers simulés ; elle disait au baron de Breteuil : « Je sais que j’ai mis une grande tache dans ma vie par tout ce qui vient de se faire en Pologne ; mais je vous assure que l’on me le pardonnerait si on savait à quel point j’y ai répugné et combien de circonstances se sont réunies pour forcer mes principes ainsi que mes résolutions contre l’injuste ambition russe et prussienne ; jamais je n’ai été si affligée. » Lorsqu’elle approuva le traité de partage, ce fut avec cette réserve : « Placet, parce que beaucoup de grands et savans personnages le veulent ; mais, long-temps après que je serai morte, on verra bien ce qu’il sortira de cette destruction de tout ce qui jusqu’ici avait été saint et juste. » Qu’en est-il donc sorti ? un continuel usage du droit de la force ; c’est là le seul recours de l’Autriche contre la Pologne subjuguée, sans être soumise, et pas un état européen ne devrait autant que l’Autriche éviter l’emploi de la force, parce que de tous côtés, dans la monarchie, la force rappelle des souvenirs trop récens et trop cruels pour être compatibles avec la pain. Chaque coup frappé sur la Pologne retentit et se sent en Bohême, en Hongrie, à Venise et dans la Lombardie. Ni la Bohême n’oublie Ottocar, ni la Hongrie Mathias Corvin ; l’une a régné jusqu’au Balkan, l’autre de l’Adriatique à la Baltique. La noblesse hongroise est toujours en éveil de peur qu’on ne la réduise au néant de la noblesse bohème ; les paysans de la Bohème gardent un souvenir très vif des guerres du calice et de Jean Zyska ; ils récitent encore des litanies en l’honneur de Jean Huss. Le gouvernement autrichien a senti plusieurs fois le danger d’ajouter à toutes ces vagues résistances une résistance toujours fixe et permanente. En 1808, il fut question de rétablir la Pologne sous un prince prussien, pour unir la Prusse et l’Autriche contre la France ; en 1812, on proposait d’échanger la Gallicie contre l’Illyrie. Tout eût mieux valu que d’en venir au terrorisme. La Gallicie soumise aux armes autrichiennes, c’est l’Autriche soumise aux influences et aux exemples russes.

Un point d’ailleurs est plus particulièrement à considérer. Sans la Gallicie, l’élément slave et l’élément germanique seraient moins disproportionnés dans d’empire. Les cinq millions de Slaves qui sont en Gallicie rompent tout-à-fait l’équilibre, et de là résulte que les Bohèmes et les Slovaques nourrissent l’espoir d’enlever Vienne à l’Allemagne. Vienne, dans cet esprit, devrait abandonner la propagande germanique de Joseph II pour fonder un empire oriental, laissant Berlin à la tête d’un empire allemand[1]. M. Schuselka repousse cette ambition des Slaves en la déclarant au-dessus de leur aptitude et de leur vocation. Il n’y a que trois peuples au monde, l’allemand, l’anglais et le français ; chacun d’eux exerce une sorte d’attraction autour de lui et propage son ascendant sur un certain rayon. Les Slaves ne peuvent donc être qu’Allemands, dit impérieusement notre très teutonique auteur ; la Russie a beau lutter, elle est allemande ; le Tchèque et le Hongrois sont obligés d’apprendre l’allemand, et le madgyare fût-il le plus bel idiome que parlent les hommes, il ne sortira jamais de sa frontière. Il ne faut pas plus songer à séparer l’Autriche de l’Allemagne qu’à retrancher

  1. Voir la préface mise par M. Marco Féodarowicz en tête de sa traduction du livre de M. Cyprien Robert, les Slaves de la Turquie.