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en arrachant une âme aux griffes de Satan, et j’espère que tu seras raisonnable dans tes désirs.

Bermudes se gratta l’oreille, passa la main plusieurs fois dans son épaisse chevelure, et répondit :

— J’ai fait vœu de consacrer le produit de ma prise aux âmes du purgatoire. Or, comme nous voulons tous faire une œuvre également méritoire, je ne saurais l’estimer à un prix trop élevé, comme aussi vous ne sauriez acheter trop cher cette occasion d’être agréable à Dieu.

Ce dilemme du rusé chasseur sembla fort embarrassant au seigneur don Ramon, qui jugea prudent de remettre la discussion à un moment plus favorable. Il se retira, laissant Bermudes répondre aux nombreuses questions qui de toutes parts lui étaient adressées. Parmi les assistans, un seul ne paraissait point partager la curiosité générale. Il se tenait à l’écart, faisant sauter en l’air une piastre qu’il avait dans la main, et murmurait entre ses dents :

— Je n’ai jamais joué d’Indiens sur une carte, ce serait pourtant une belle partie, surtout avec mon infaillible martingale.

Puis, s’approchant de moi, ce dernier personnage, qu’on a déjà reconnu, me dit à voix basse :

— Je n’ai pas oublié votre recommandation, seigneur cavalier, voici votre piastre que je vous ai promis de réserver pour une occasion solennelle, et je tiendrai parole.

La nuit venue, je méditais dans ma chambre sur l’inutilité d’un plus long séjour à l’hacienda, où rien ne me retenait désormais, quand on vint frapper à ma porte, qui s’ouvrit sur mon invitation. Je vis entrer le chasseur mexicain, dont le front était soucieux.

— Seigneur cavalier, me dit-il, vous qui chassez si bien le tigre, vous plairait-il de nous accompagner encore à la chasse aux loutres, et, par occasion, à la chasse aux Indiens ?

— Ceci mérite réflexion, lui répondis-je ; les plus belles choses sont celles dont il faut le moins abuser. Je suis fort satisfait de ma chasse aux tigres, celle aux loutres me sourirait assez, mais je refuse formellement de chasser à l’Indien.

Bermudes soupira d’un air tragique.

— Hélas ! seigneur cavalier ; je n’en puis dire autant : il faut que je donne encore la chasse à ces païens. J’ai joué ! j’ai perdu mon Indien avec ce drôle si bien nommé Martingale, et les âmes du purgatoire sont de nouveau obligées de me faire crédit !

Après avoir cherché à consoler de mon mieux le pauvre chasseur, je convins de quitter l’hacienda le lendemain avec lui et le Canadien ; puis je le congédiai, sans me dissimuler que la créance des âmes du purgatoire était fort aventurée, et qu’elles couraient grand risque de n’avoir jamais en Bermudes qu’un débiteur insolvable.


GABRIEL FERRY.