Canadien avait visé son ennemi, au juger, entre les deux yeux. Quand les deux chasseurs, faisant le tour du bassin, eurent retrouvé le corps du jaguar, leurs cris de triomphe m’apprirent que l’infaillible coup d’œil du Canadien ne l’avait pas trompé. Je m’approchai, non sans quelque compassion, d’une autre victime de l’homme et du tigre, je veux parler du poulain sacrifié. Le pauvre animal gisait immobile sur l’herbe. Une empreinte saignante sur le sommet de la tête, une autre sur le museau, et la fracture complète des vertèbres du cou prouvaient que la mort avait dû être instantanée. Déjà raide et glacé comme lui, le premier jaguar gisait à ses côtés, et je le mesurais encore de l’œil, mais à distance, quand les deux associés arrivèrent, traînant la femelle, dont la balle avait brisé le crâne. Cette fois, du moins, la peau restait intacte.
— Savez-vous que vous chassez parfaitement le jaguar, seigneur cavalier ? me dit Bermudes.
— C’est vrai, mais il faut que j’y sois forcé.
— Comment forcé ?
— Eh parbleu ! pouvais-je m’en aller ? qu’auriez-vous dit si j’avais refusé de rester avec vous ?
— J’aurais dit que vous aviez peur.
— Et que direz-vous maintenant ?
— Que vous êtes un brave !
— Eh bien ! c’est ce qui vous trompe, répliquai-je ; j’ai eu peur, très peur même, et je suis resté !
Les deux chasseurs se montrèrent disposés à passer la nuit près du butin qu’ils avaient si bien acquis. Pour moi, qui ne pouvais que gagner à échanger les carreaux de ma chambre contre un bon lit de mousse, je me rangeai à leur avis, à condition toutefois qu’on allumerait du feu. Mon désir fut satisfait. Notre foyer répandit bientôt de joyeuses lueurs sur les beaux arbres qui ombrageaient la source, et les harmonies de la solitude ne tardèrent pas à nous endormir.
Le lendemain matin, à mon réveil, je trouvai les deux associés, les bras ensanglantés, la chemise retroussée jusqu’au coude, occupés à écorcher les deux jaguars. Quand ils eurent fini cette besogne, qu’ils avaient accomplie avec la dextérité de gens habitués à de semblables opérations, ils chargèrent les peaux sur leurs épaules, et nous reprîmes tous les trois le chemin de l’hacienda. Des félicitations sans nombre nous accueillirent à notre arrivée, la belle Maria-Antonia voulut bien y joindre les siennes ; je n’ai pas besoin de dire que je n’en pris naturellement qu’une part très modeste.
— Ah çà ! mon fils, dit don Ramon à Bermudes après lui avoir compté les vingt piastres de prime pour les deux têtes de jaguars, il y a ici une foule de prétentions à l’égard du jeune païen que tu as ramené. Chacun de nous voudrait acheter une occasion méritoire d’être agréable à Dieu