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— Restez en arrière, me dit le Canadien à voix basse.

— Non pas, s’il vous plaît, répondis-je aussitôt ; j’aime mieux être entre vous. Puis j’ajoutai : — Croyez-vous qu’il y en ait deux ?

Au moment où le Canadien me répondait par un signe dubitatif, un arbre qui s’élevait près de la source, parcouru par des griffes acérées, trembla depuis les branches inférieures jusqu’au sommet.

— Deux ! dit le chasseur mexicain.

— Est-ce tout ? demandai-je.

— Oui, jusqu’à présent.

Un rugissement terrible qui éclata à mes oreilles comme le son de dix clairons m’empêcha d’ajouter aucune observation. Je vis un corps fauve et blanc s’abattre sur le poulain que la terreur aplatissait contre le sol, j’entendis un craquement d’os brisés suivi presque aussitôt d’une détonation ; c’était le Mexicain qui avait tiré.

— Votre couteau, dit-il au Canadien en sautant en arrière près du coureur des bois, qui s’apprêtait à faire feu à son tour ; à vous, là-haut !

Je levai les yeux dans la direction indiquée par Bermudes, qui saisit le couteau du Canadien. Au sommet et à travers les rameaux du cèdre incliné sur la source, je vis deux larges prunelles luisantes comme des charbons allumés qui épiaient tous nos mouvemens ; c’était le second jaguar dont la queue fouettait le feuillage et faisait tourbillonner des flocons de mousse arrachée aux branches. Immobile près de son compagnon, le Canadien ne perdait pas de vue les deux prunelles sanglantes dont son rifle suivait tous les mouvemens. Cependant le jaguar blessé par Bermudes s’était élancé d’un bond jusqu’à lui ; la lune éclairait alors en plein le terrible animal. Une de ses pattes, presque séparée de l’épaule par la balle du chasseur, laissait couler des flots de sang. Ramassé sur lui-même pour tenter un dernier élan, le jaguar courbait la tête et rampait en rugissant avec fureur. Ses prunelles enflammées se dilataient outre mesure. Bermudes, calme et sur la défensive, le regardait fixement en faisant luire à ses yeux la lame de son couteau. Enfin le jaguar recueillit ses forces et bondit en avant ; mais ses muscles, déchirés par la balle, avaient faibli, et il retomba épuisé à la place que le chasseur venait d’abandonner en sautant de côté. Rien ne me séparait plus du tigre quand, frappé deux fois par le poignard du brave Matasiete, il poussa un dernier et effroyable rugissement, se tordit et expira : la lame lui avait traversé le cœur.

— C’est égal, s’écria Bermudes, voilà une peau affreusement abîmée ; je ne parle pas de la mienne, et il me montrait son bras déchiré par une longue estafilade. Il achevait à peine qu’un second rugissement se fit entendre du côté du cèdre : une détonation y répondit, et un bruit de branches brisées, suivi d’une lourde chute, annonça un de ces coups d’adresse qu’un rifleman du nord est seul capable d’exécuter. Le