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immobilité de tout ce qui nous entourait ne promettait d’ailleurs rien de bon : les Indiens comptaient sans doute sur le succès d’une ruse pour en finir avec nous. Nous résolûmes de nous assurer de leurs intentions. Nous remîmes, avec une précaution infinie, la pirogue à l’eau, et nous nous avançâmes dans la direction de l’île ; toujours même silence, même immobilité. Nous étions les deux seuls êtres vivans sur cette nappe d’eau.

— Que veut dire ceci ? demandai-je au Canadien.

— Que les sauvages attendent que la lune se couche pour venir nous attaquer et mettre à exécution quelque plan infernal que je ne devine pas à présent.

Nous écoutâmes de nouveau pour essayer de surprendre un son, un bruit quelconque. A force d’attention et de patience, nous crûmes distinguer à la longue un clapotis d’eau moins régulier et un peu plus bruyant que celui de la rivière contre ses bords ; il nous sembla aussi que le son partait des rives de l’île et se rapprochait de nous.

— Retournons à notre poste, dit le Canadien.

Nous revînmes à l’îlot aussi doucement que nous en étions sortis ; le clapotis suspect se faisait toujours entendre. Nous reprîmes notre attitude d’observation, bien convaincus alors que la nuit ne se passerait pas sans que nos ennemis tentassent une nouvelle attaque.

— Si nous allumions du feu, dis-je à mon compagnon, ces drôles verraient que nous ne nous cachons pas, et nous découvririons peut-être le piège qu’on nous tend.

Mon conseil fut goûté, et les reflets de la flamme éclairèrent bientôt une partie de la rivière. Cependant le temps s’écoulait, et l’impatience que j’éprouvais commençait à me faire ressentir une espèce de malaise nerveux qui me rendait l’attente insupportable. Nous étions, le Canadien et moi, adossés contre le même arbre, mais chacun dans un sens contraire, ce qui nous permettait de surveiller tous les abords de notre position. J’étais tourné vers le camp indien, mon compagnon vers l’intérieur de l’îlot. La journée avait été assez laborieuse pour que la privation de sommeil alourdît nos paupières. Tout se taisait alentour de nous, les feuilles dans l’air, les insectes sous la rosée, la rivière sous ses brouillards ; involontairement aussi, mes yeux se fermaient parfois. Alors, pour me tenir éveillé, je m’amusai à suivre dans leur descente les arbres que charriait la rivière. Tantôt c’était un tronc dépouillé de ses branches, plus loin, un arbre surnageant avec une partie de son feuillage comme un berceau flottant ; tous venaient silencieusement échouer sur la pointe de l’îlot. J’arrivai insensiblement à perdre tout sentiment de la vie réelle ; mon corps était assoupi, mes yeux seuls restaient ouverts. Un moment, je crus voir l’île tout entière où étaient campés les Indiens s’avancer doucement vers nous. J’attribuai d’abord au sommeil cette vision étrange, et je fis un effort pour secouer ma