Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/504

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je le poursuivis vivement, ma carabine à la main ; mais le démon courait comme un daim effarouché, et je vis bien que je ne pourrais jamais l’atteindre. Alors, dans un transport de rage, je le visai, et l’Indien ne bougea plus ; le son de ma carabine fut renvoyé d’écho en écho au milieu du silence universel.

— Qu’avez-vous fait ? s’écria le Canadien, vous avez donné l’éveil au camp !

— Que voulez-vous ! repris-je, il aurait averti ses camarades ; mieux vaut que ma carabine l’ait devancé.

Toutes les récriminations étaient inutiles ; le Canadien ne répondit pas ; il se dirigea vers l’Indien que j’avais abattu pour reconnaître s’il était bien mort, ce dont il n’eut point de peine à s’assurer.

— Avisons maintenant au moyen de nous tirer de ce mauvais pas, dit-il ; en voilà toujours trois qui ne nous feront plus de mal. Vous savez le proverbe : morte la bête....

Il s’arrêta. Depuis long-temps il n’en avait pas tant dit, mais c’était son chant de victoire à lui. Nous tînmes un second conseil, dont le résultat fut que nous devions nous cacher jusqu’au soir s’il était possible, pour ne reprendre la piste que dans la nuit. Restait à choisir l’endroit. Les bois nous offraient bien un asile à peu près introuvable ; mais, si les Apaches nous y découvraient, ils pouvaient nous y envelopper de tous côtés, à moins qu’ils ne préférassent incendier la forêt et nous brûler avec elle. Comme nous étions encore à délibérer, un affreux concert de hurlemens aigus, auprès desquels les rugissemens que vous entendrez ce soir ne sont que des bruissemens de moustiques, éclata de toutes parts. Le bruit de ma carabine avait donné l’alarme aux Indiens, et les limiers avaient découvert nos traces, que nous n’avions pas pris la peine de cacher. Tout brave que je suis, cette musique infernale figea le sang dans mes veines. Il n’y avait plus à hésiter. Les voix confuses de nos ennemis nous apprenaient qu’ils s’étaient assez éloignés de la rivière pour que nous pussions en gagner les bords à la faveur des arbres sans être vus. Nous volions plutôt que nous ne courions, espérant trouver le canot des Indiens que nous avions tués à l’endroit où ils l’avaient amarré. Au bout de quelques instans, les cris redoublèrent ; les Indiens venaient probablement de découvrir la selle que j’avais cachée sous les broussailles ; puis tout bruit cessa, et le tumulte fit place à un silence plus terrible encore que les clameurs sauvages qui l’avaient précédé. Des hurlemens de deuil troublèrent seuls ce silence à trois reprises différentes, trois fois les Indiens avaient trouvé un guerrier mort : nous n’avions pas pu mieux faire.

Dieu ne voulut pas que notre espoir fût trompé. La pirogue était encore à la même place à côté d’une autre beaucoup plus grande, qui avait servi à transporter le second détachement des Indiens. Celle-ci