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jetait dans la rivière, et nous en remontâmes le cours en silence pendant quelques minutes. L’instinct du chasseur me disait que les cerfs devaient venir se désaltérer le matin à la source, et ce même instinct avait dû diriger de ce côté nos Indiens, qui probablement étaient en chasse. Comme vous allez voir, nous ne nous étions pas trompés. Ce que nous aperçûmes vaut la peine que je vous en parle : vous saurez combien ces drôles sont rusés.

Le ruisseau que nous remontions formait à sa source une espèce de petit étang au milieu d’une clairière entourée de buissons et d’arbres serrés les uns contre les autres. Nous avions gagné si doucement cet abri de lianes et de troncs d’arbres, le bruit de notre marche ressemblait si bien au frémissement des branches agitées par le vent du matin, que deux cerfs de très grande taille qui gambadaient près de là ne prirent nul ombrage, et continuèrent à bondir au milieu des hautes herbes, que dépassaient leurs têtes et leurs ramures. Nous aperçûmes bientôt deux autres cerfs qui se tenaient à quelque distance des premiers, les regardant avec curiosité et cependant avec une visible défiance, car ils avançaient d’un pas, puis reculaient de deux. Bien que la lueur douteuse du jour n’éclairât encore que confusément les objets, nous pûmes remarquer un étrange contraste entre ces deux couples de cerfs. Chez les premiers, la fixité des prunelles, je ne sais quoi de brusque et de saccadé dans les mouvemens, étaient autant de signes suspects qui motivaient pleinement l’épouvante et la surprise des seconds. Cependant la curiosité sembla l’emporter sur la peur ; ceux-ci se hasardèrent timidement à faire un pas vers le centre de la clairière. Alors les deux cerfs que nous avions vus d’abord firent quelques pas à reculons. Ce mouvement les rapprocha de nous et les mit à la portée de notre bras. Le Canadien et moi nous restions immobiles, le couteau entre les dents. Tout à coup, les buissons qui nous entouraient craquèrent avec bruit, la main puissante du Canadien avait saisi l’un des deux cerfs ; l’animal, ou plutôt l’Indien déguisé[1], hurla pour la dernière fois, au moment où je m’élançais sur le dos de l’autre en m’écriant : — Ah ! chien ! à défaut de selle, je te monterai à poil. L’étreignant alors entre mes jambes, je levai mon couteau sur lui ; mais, d’un effort désespéré, il évita le coup, jeta sa tête d’emprunt loin de lui et s’échappa de dessous moi. En vain je le saisis par la jambe ; un dernier effort qu’il fit m’envoya rouler sur l’herbe si brusquement, que je regardai, en me relevant, si sa jambe n’était pas restée dans ma main, tant j’avais peine à croire qu’il eût échappé si facilement à la vigueur de mon poignet. En un bond cependant il s’était mis hors de ma portée.

  1. C’est sous ce déguisement que les Indiens chassent le cerf à l’affût et peuvent choisir pour victimes les plus beaux de ceux qu’ils ont ainsi attirés près d’eux.