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courant autour de quelques grosses pierres échouées au fil de la rivière : on distinguait même les feuilles des plantes aquatiques que la lune blanchissait autour. Cette disposition indiquait qu’en cet endroit l’eau devait être guéable. Nous nous éloignâmes doucement de ce gué, que les Indiens avaient probablement suivi et devaient suivre encore au point du jour pour sortir de l’île ; puis nous allâmes établir notre blocus sous les osiers, à quelque distance.

Nous tînmes conseil à voix basse. Nous connaissions assez les habitudes des Indiens pour présumer qu’ils n’avaient choisi ce poste avec tant de soin que pour y passer un jour à chasser, et qu’à cet effet ils se disperseraient par petites troupes. Ce n’était que grâce à cette circonstance que nous pouvions espérer d’en venir à bout. Comme j’avais dormi quelques instans, j’engageai le Canadien à en faire autant, et je m’assis à côté de lui. Il ne tarda pas à ronfler comme il fait en ce moment, tandis qu’à travers les pousses serrées qui m’abritaient je continuais à surveiller l’ennemi. La rivière murmurait doucement, et j’aurais, je crois, cédé à l’envie de dormir, si le silence de la nuit n’eût été troublé de temps à autre par les hurlemens des Indiens. — Oui, oui, me disais-je, hurlez de joie, coquins, jusqu’au moment où nos carabines vous feront hurler de douleur. — Enfin ils parurent dormir aussi, car je les vis s’étendre autour de leurs feux, et je n’entendis plus que le murmure de l’eau et le bruit des feuilles sous la brise. Les heures s’écoulèrent ainsi bien lentement. Au point du jour, notre sort allait se décider. Dans ces momens-là, seigneur cavalier, on est heureux de ne laisser personne après soi. Malgré moi, je ne pouvais me défendre de quelques tristes pressentimens quand j’entendais les craquemens sourds des arbres et les cris de la chouette au milieu des grands bois qui s’étendaient derrière nous. Je commençais à frissonner sous le brouillard qui s’épaississait au-dessus de ma tête, quand, à la lueur grisâtre du jour qui se levait, je crus apercevoir quelque mouvement dans l’île. J’éveillai à mon tour mon camarade, après avoir toutefois prié Dieu, la sainte Vierge et les saintes âmes du purgatoire de me venir en aide.

Quelques corbeaux croassaient déjà en saluant l’aube. Bientôt nous reconnûmes le bruit de l’eau agitée, et, à la clarté du crépuscule, nous distinguâmes, dans un canot, d’abord un, puis deux, puis trois Indiens qui traversaient avec précaution la rivière en se dirigeant vers le bord où nous étions. Le Canadien me serra violemment le bras ; nous mîmes tous les deux un genou en terre, après avoir renouvelé l’amorce de nos carabines, prêts à faire feu, si le hasard les amenait de notre côté, et, dans une anxiété terrible, nous attendîmes.

En ce moment, Bermudes fut encore interrompu, le poulain se cabra brusquement, et les buissons craquèrent avec un bruit si lugubre, que je ne pus m’empêcher de tressaillir.