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que, se fiant sur leur nombre, ils ne semblassent guère prendre de précautions pour cacher leurs traces. Nous avions remarqué plus de vingt empreintes différentes, toujours à la file les unes des autres. Chaque Indien, comme vous le savez, s’applique à marcher, pour ainsi dire, dans les pas de celui qui le précède, et le nombre de nos ennemis pouvait bien être estimé à une trentaine à peu près. Heureusement nous pûmes, sans être découverts, gagner le bord de l’eau. Nous ne nous étions pas trompés dans nos conjectures. Sur un îlot entouré d’arbres, des feux étaient allumés de distance en distance, et nous pûmes distinguer les corps rouges de ces chiens affamés qui reluisaient à la clarté du feu dans les intervalles des arbres. Autant que je pus le voir, tous portaient au poignet gauche le bracelet de cuir[1] qui sert à distinguer le guerrier indien de ces lâches corbeaux qu’on est exposé à rencontrer de temps en temps dans les déserts. J’avais donc affaire à des ennemis dignes de moi.

Ici Bermudes fit une pause, et nous pûmes entendre les ronflemens du Canadien, que le récit des exploits du chasseur mexicain avait plongé dans un assoupissement profond. La nature apathique de l’homme du nord m’offrit un contraste frappant avec celle de l’homme du midi, nerveux, impressionnable, railleur, relevant d’une pointe gasconne un courage d’ailleurs à toute épreuve.

— Vingt fois, reprit l’aventurier, je levai ma carabine à la hauteur de mon épaule, prêt à céder à une irrésistible tentation en abattant un de ces diables rouges, et vingt fois mon compagnon abaissa le canon de mon arme. Je consentis cependant à écouter les conseils de la prudence, et je réprimai ma fougue impatiente ; ce ne fut pas sans peine. Rappelez-vous que nous suivions leur piste depuis dix-sept jours, et vous penserez bien qu’il ne pouvait être question de reculer au moment où nous venions de les joindre. Seulement il fallait choisir le moment de l’attaque : la prudence nous ordonnait de reconnaître les lieux avant de commencer les hostilités. Nous étudiâmes donc le terrain. Autour de nous, sauf une frange continue d’osiers et de cotonniers, les rives étaient alternativement boisées et coupées de plaines ou de clairières. Plus loin, en suivant toujours le cours de l’eau, et à moitié noyée sous la brume du matin, une autre petite île s’élevait à une double portée de carabine de celle où nos voleurs étaient campés. Les coquins avaient choisi là un poste inabordable par surprise. La lune éclairait en plein la nappe d’eau qui entourait leur île, au point qu’on pouvait voir parfaitement de petits remous écumeux que formait le

  1. Ce bracelet de cuir et une espèce de paumelle qui entoure la main gauche sont les signes distinctifs des Indiens guerriers. Le premier sert à amortir le coup de fouet de la corde de l’arc quand il se détend, la seconde empêche les pennes de la flèche de déchirer la peau de la main.