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naturelle à ses yeux, le rude chasseur avait ajouté, comme un encadrement pittoresque, la réalité d’un danger présent au souvenir de ses dangers passés. Je n’étais venu que pour écouter, et, d’un moment à l’autre, le récit pouvait faire place à l’action.

— Après que nous eûmes pris congé de vous, dit le chasseur, nous passâmes deux jours à reconnaître les traces des Apaches, qu’il nous fut très aisé de suivre en dépit de mille détours ; je retrouvai même parmi les vestiges nombreux qui facilitaient notre exploration les empreintes des pas de mon cheval. Une inspection plus attentive de ces empreintes m’apprit que le pauvre animal trébuchait sous un fardeau probablement au-dessus de ses forces. Ma fureur s’accrut encore à cette pensée. Bientôt des empreintes nombreuses de chevaux et de mules se confondirent avec celles de mon propre cheval, d’où nous conclûmes que de nouvelles déprédations venaient d’être commises ; puis, arrivés au bord d’un des bras du Rio San-Pedro, nous perdîmes subitement toute trace des fuyards. C’était le troisième jour de marche depuis notre rencontre. Nous eûmes beau passer et repasser plusieurs fois la rivière et chercher partout ; les galets qui en couvraient les bords à une grande distance n’avaient conservé nul vestige des Indiens. Nous nous trouvions dépistés pour la seconde fois. Le soir nous surprit déjà bien loin de la rivière et accablés de fatigue. C’était au tour du Canadien de faire sentinelle, et je dormais profondément, quand mon compagnon m’éveilla.

— Qu’est-ce ? lui demandai-je. Avez-vous découvert enfin la bonne voie ?

— Voyez, me dit-il, fidèle à son habitude de parler dans les bois le moins qu’il peut. Je me frottai les yeux, et j’aperçus derrière nous des lueurs qui rougissaient l’horizon.

— C’est une colline dont on brûle les herbes, lui dis-je.

— Vous dormez encore, reprit mon compagnon.

Je me frottai de nouveau les yeux ; je vis alors que la lueur lointaine ne devait pas être produite par une nappe de flammes continue, mais bien par des feux assez rapprochés les uns des autres. La fumée n’était pas noire comme celle des herbes vertes qui brûlent avec les herbes sèches ; elle montait vers le ciel en colonnes déliées. Enfin ces foyers liaient enveloppés à leur base d’une ceinture de vapeurs qui serpentaient au loin dans la plaine. Ce brouillard indiquait le cours tortueux de la rivière, et les Indiens devaient avoir établi leur camp sur une des îles qu’elle embrasse dans ses replis : mon camarade avait raison.

— En marche, lui dis-je.

— En marche, reprit le Canadien, et nous revînmes sur nos pas. Nous avançâmes alors avec plus de prudence que nous n’avions fait jusque-là, car la campagne était ouverte, et nous avions à redouter que les Indiens n’eussent mis quelques-uns des leurs en vedettes, bien