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de mes compères[1] avait à passer huit heures au cepo, je pensai qu’il ne serait peut-être pas fâché de se distraire, et je vins ici avec quelques piastres et un jeu de cartes en poche. Mon compère n’avait malheureusement pour capital disponible que ses huit heures de cepo ; le connaissant d’habitude pour fort solvable, je lui proposai déjouer d’abord deux réaux contre sa parole. Il accepta. Je jouai avec si peu de chance, que, malgré la martingale infaillible dont j’ai le secret, je perdis les deux réaux, puis successivement tout mon argent. Alors mon compère me proposa, pour m’acquitter, de jouer ses huit heures de cepo, si bien que je ne rattrapai rien de mon argent et que je ne gagnai que les sept heures qui lui restaient à faire, car notre partie avait duré une bonne heure. Cependant il fallait faire agréer le changement en question au majordome, qui, vous le savez, est fort de mes amis ; mon honneur me faisait un devoir de solliciter cette faveur, d’autant plus...

— D’autant plus, interrompis-je, que vous espériez qu’il vous la refuserait.

— Lui, me la refuser ! protesta Martingale offensé. Benito me l’accorda, au contraire, avec une courtoisie, un empressement dont je lui sais très bon gré... mais qu’il me paiera.

Je calmai l’irritation de Martingale en lui donnant la piastre que je destinais au péon. Au moment où le joueur repentant me promettait solennellement de garder cette piastre pour les grandes occasions, je fus rejoint par Bermudes.

— Vous me pardonnerez, me dit-il, si tantôt je n’ai répondu que d’une manière évasive à vos questions, mais j’avais à m’occuper avec le seigneur don Ramon de la réalisation de certaines marchandises très précieuses pour moi, car, pour m’en rendre possesseur, j’ai joué ma vie.

— C’est la seule chose que je n’aie pas encore mise sur une carte, interrompit Martingale ; ce devait être une belle partie.

— Comme vous n’en jouerez probablement jamais, mon brave, reprit Bermudes. Quant aux détails de cette partie, continua-t-il en se tournant vers moi, je venais vous dire, seigneur cavalier, que, s’il vous plaisait de les apprendre, vous me trouverez ce soir, à l’heure de l’oracion[2], tout disposé, vous les communiquer : je serai à l’Ojo de Agua, où mes occupations m’appellent.

Le soir venu, je me dirigeai vers l’endroit qu’on appelait Ojo de Agua. C’était une petite source à un quart de lieue de l’hacienda, dans une situation des plus pittoresques. Au pied d’un talus assez bas qui bornait un amphithéâtre de petites collines, la source remplissait un bassin circulaire à la surface duquel des plantes aquatiques étendaient

  1. Compère, compadre, n’a ici d’autre sens que celui de confrère ou compagnon.
  2. Angélus.