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Deux jours après, j’entrais le matin chez le propriétaire de l’hacienda ; je le trouvai pourpre de colère, et tançant rudement un pauvre diable qui, une carabine sous le bras, la tête baissée, tournait gauchement son chapeau entre ses mains. Je reconnus le péon.

— Ah ! seigneur don Ramon, demandai-je à l’hacendero, quelle funeste nouvelle venez-vous d’apprendre ?

— Ce que je viens d’apprendre ! s’écria don Ramon, c’est que mes gens (Dieu me pardonne !) s’entendent avec les jaguars au détriment de mes bestiaux. Encore un poulain que je viens de perdre par la maladresse de celui-ci.

Puis il continua avec une véhémence toujours croissante :

— Vous savez que depuis quelque temps ces damnés jaguars font chaque soir de nouveaux ravages dans mes troupeaux. Or, hier matin, ce drôle m’aborde pour me faire part d’une idée que la sainte Vierge, disait-il, lui avait envoyée dans mon intérêt.

— Je le croyais, interrompit humblement l’accusé.

— Il s’agissait, continua don Ramon, de se mettre à l’affût du jaguar dans un endroit qu’il me désigna, et de l’y attirer au moyen d’un poulain qui servirait d’appât. Il avait l’air si sûr de son fait, si certain de gagner les 10 piastres (50 francs) de prime, que j’eus la sottise de lui confier un jeune poulain de six mois. Voyons, drôle ! parle ! Qu’as-tu fait de ce pauvre animal ? Comment cela s’est-il passé ?

— Eh bien ! seigneur maître, dit timidement le péon, voilà donc que j’étais embusqué depuis deux heures derrière un fourré ; le poulain était attaché à dix pas devant moi, regimbant, criant pour aller rejoindre sa mère, lorsque tout à coup j’aperçois dans l’obscurité deux yeux qui flamboyaient comme des cigarettes allumées. Je visai dans cette direction, je recommandai mon ame à Dieu, et je fis feu en détournant la tête...

— Et, au lieu du tigre, tu tuas le poulain ! s’écria le propriétaire exaspéré.

— Oh ! seigneur maître, interrompit énergiquement le tireur blessé dans son amour-propre, je n’ai fait que l’estropier !

— Tué ou estropié, n’est-ce pas la même chose ? hurla l’hacendero ? Eh bien ! va-t’en au diable ! ou plutôt, va te faire mettre huit heures au cepo.

— C’était cependant une heureuse idée, dit tristement le pauvre péon, qui voyait s’évanouir l’abondance qu’il avait rêvée pour sa famille affamée ; puis il sortit la tête basse, l’air résigné, quoique deux larmes sillonnassent ses joues amaigries. C’était donc les mains vides qu’il devait rentrer dans sa cabane, c’était un sup()lice de huit heures qu’il avait gagné en exposant sa vie, sauvée par un miraculeux hasard. Je connaissais la profonde misère de ce malheureux, j’avais partagé son espoir, bien